À mesure que les années passent, Scorsese assume son statut : du bouillonnant artisan du Nouvel Hollywood à l’aube des 70’s, le voilà, 30 ans plus tard devenu l’archiviste de l’Amérique : de sa ville, New York, dont il restitue toutes les époques possibles, mais aussi du cinéma : documentariste, fondateur de The Film Foundation, ouvrant à la préservation du patrimoine et à la sauvegarde des films sur pellicule, il devient la mémoire du septième art. Cette obsession déteint sur ses films : soit par touches métaphoriques (les motifs récurrents des jumelles, des longues vues, de la photographie dans Le temps de l’innocence et Kundun) soit en tant que sujet du film lui-même, comme c’est le cas pour Hugo Cabret ou Aviator.
Film somme, d’abord longuement développé par Michael Mann, le biopic d’Howard Hugues embrasse autant l’âge d’or d’Hollywood que l’industrie de l’aviation et la destinée torturée d’un malade mental. C’est là le principal problème : vouloir traiter de tout.
On reconnait la patte de Scorsese dans la nervosité avec laquelle il prend le pouls d’un milieu, sa capacité unique à distribuer les rôles dans un plan d’ensemble : musique, foule, montage frénétique et ping-pong verbal, autant de procédés qui donnent leur sève dès les Affranchis, et d’A tombeau ouvert au Loup de Wall Street. On retrouve aussi ce rapport à la célébrité qui brise toute possibilité de vie intime et va détruire l’idée même du couple, comme l’avait déjà abordé New-York, New-York.
Certes, Hugues est un personnage fascinant et toute la première partie, sur le tournage d’Hell’s Angels, est assez prenante. Mais le name dropping qui suit ses conquêtes amoureuses, le concours de casting all stars visant à payer son tribut à l’âge d’or est aussi ronflant que boursouflé. Utiliser des couleurs propres au technicolor de l’époque n’apporte aucun intérêt : une partie de golf sépia, des betteraves ultra-vives font certes revivre un cinéma d’antan, mais tout cela ressemble à un caprice assez vain.
Car le paradoxe est là : revoir avec la technologie actuelle un cinéma à ses origines : Scorsese abuse de la CGI dans des séquences assez laides de ballets aériens, ou de crash digne d’un blockbuster et dont on est vraiment en droit de questionner la pertinence ici. Toute la question de la forme contamine le film : à chaque fois, elle est de l’ordre de la préciosité vaine, et au service d’un scénario des plus convenus sur une période dont on ne décape pas vraiment le vernis. Scorsese aborde ce milieu comme les tabloïds de l’époque, et si son film ne manque pas de moyen, on ne peut pas en dire autant de sa personnalité. Autant il est parvenu à traiter de la grandeur et de la décadence dans des parcours flamboyants avec Raging Bull et Casino, autant celui-ci fait long feu.
Le cinéaste se fourvoie d’autant plus en développant les travers psychiques de son personnage : nosophobie, paranoïa ont en effet conduit Hugues à des excentricités plutôt romanesques, mais le film les aborde avec toutes les lourdeurs dont Hollywood est capable. Di Caprio se dépense sans compter sur ce registre à oscars, Scorsese insiste sur chaque grain de poussière et regard potentiellement anxiogène, pour une démonstration qui dépasse de loin le supportable.
Les parallèles sont donc nombreux entre les excès du milieu décrit et le soufflé coloré que nous livre Scorsese… on aurait pu craindre une dérive vers l’académisme du cinéaste, mais la vigueur retrouvée sur le dernier Loup de Wall Street nous a rassurés depuis.
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