« Ce qui me passionne, c’est ce que les gens pourraient se dire s’ils en avaient les moyens, et ce qu’ils ne se disent pas tout en se le disant ».
« Aucun amour au monde ne peut tenir lieu d’amour ».
Caractéristique du Nouveau Roman, Les petits chevaux de Tarquinia de Marguerite Duras affiche un certain nombre de singularités, au nombre desquelles on compte le refus de la psychologie – au sens, ici, de la structure sentimentale qui se donne à voir chez un individu. En dehors des multiples traductions artistiques et esthétiques que cette particularité a pu faire naître chez certains romanciers, ce projet littéraire comporte de nombreuses ambiguïtés qu’il importe d’expliciter au sein d’une courte analyse. Mais ayant fait récemment l’objet d’une adaptation cinématographique – adaptation de Mathieu Rozé (Azuro, 2021) –, nous verrons aussi que le projet Durassien y trouve un support parfaitement adéquat pour se déployer pleinement.
Thème omniprésent dans la littérature française depuis au moins le XIXe siècle, le refus de la psychologie semble cependant s’exprimer différemment dans l’œuvre de Marguerite Duras. Plus que la simple proposition d’un univers fictionnel où les sentiments seraient simplement absents, Les petits chevaux de Tarquinia (ou son adaptation Azuro) s’attache a contrario à construire des personnages dont l’intériorité n’est ni dite ni nommée. En cela, il semble qu’une part de complexité soit rajoutée à la psyché de ces derniers en leur soustrayant toute capacité à l’expliciter par la parole et en faisant primer les gestes actoriels – et donc en la suggérant plus qu’en la matérialisant explicitement.
Paradoxalement, le film se présente pourtant d’emblée comme une véritable carte affective, déclinant le sentiment amoureux sous toutes ses formes (jalousie, tristesse, frustration, passion, etc.). La figure du couple apparaît, à cet égard, au travers de la multitude d’attitudes affectives qui lui est spécifique : Sara et Jacques en couple qui se questionne, relation passionnée et imprenable de Gina et Ludi, Jean participant au triangle adultère et Diana à la position d’observatrice ambivalente. Évidemment, d’autres intrigues sont présentes au sein du récit mais il demeure que l’histoire accorde surtout une grande importance à ce qui se joue dans le couple – notamment par le prisme du regard omniscient de Sara (interprétée par la grande Valérie Donzelli).
La narration du texte se passe alors largement d’éléments et de discours explicatifs. Pour Duras, le langage semble incapable de matérialiser les passions ressenties par les individus. L’intériorité de ceux-ci est donc donnée par des renvois indirects à des états psychologiques qui sont, eux seuls, à même de constituer une forme d’expression recevable. Selon cette conception, les sentiments amoureux laissent inexorablement des empreintes que l’on décèle par des indices subreptices. Le dialogue entre Sara et Pierre, durant la scène succédant à celle d’adultère entre Sara et l’étranger (le personnage de Jean dans le roman), est symptomatique de cette dernière ; elle est même parfaitement restituée par la fonction filmique – les deux personnages apparaissant dans le même cadre, en plan fixe, mais de manière telle à ce que l’absence totale de parole affective, elle-même exacerbée par une diction atone du texte, transforme tout échange potentiel en échec – :
« - Tu as l’air un peu moins triste, tout d’un coup.
- Tu vois ça toi ?
- Oui. Ta petite gueule là, tout de suite. Même à ta voix. »
De manière peut-être moins apparente, *Azuro *se caractérise surtout par l’absence de lien effectif entre le contenu de sa toile scénaristique et le titre du roman dont il s’inspire – paradoxe qui semble cependant apparaître en filigrane au fur et mesure que les enjeux se dessinent réellement. Dès le début du film, l’histoire s’articule autour d’un projet d’excursion à Tarquinia ; projet que le groupe d’amis formule alors communément. Rapidement toutefois, l’arrivée impromptue d’un étranger mystérieux ne tarde pas à compromettre l’équilibre du groupe, ce dernier devenant en effet le nouvel instigateur de l’excursion avec Sara. Conjointement, le récit tend à progressivement déplacer l’attention du spectateur sur les difficultés amoureuses éprouvées par Sara et l’étranger, mais aussi de ses répercussions sur son couple avec Jacques. Dès la confusion levée, on comprend que le voyage à Tarquinia devient précisément l’objet discursif par le biais duquel s’expriment le désir et la complexité du sentiment amoureux.
La tentation du départ à Tarquinia surgit au lendemain de la nuit où Sara trompe Jacques avec l’étranger. C’est celui-ci même qui lui donne rendez-vous lors d’une après-midi – comme pour échapper à l’indolence annihilant le moindre échange pouvant se tenir dans le village italien – et insiste même à plusieurs reprises. Sara est tout d’abord troublée mais celle-ci comprend rapidement qu’elle peut encore fuir la monotonie de la vie de couple s’étant à son plus grand regret déjà installée. Aussi, le fait que le but du voyage, aller voir les « petits chevaux de Tarquinia », fresques étrusques de la tombe du Baron de la nécropole de Monterozzi, prenne le titre du roman, est assez révélateur de l’importance que Duras place en cette fuite symbolique du couple juvénile. Mais contre toute attente, le soir, Sara reste devant la mer et ne monte finalement pas dans le bateau qui la mènerait au bal. Croisant Jacques, cette dernière lui dit :
« - Ce n'était pas si grave [...] Des vacances que je voulais prendre de toi. »
Ludi se joint à eux et Sara lui demande d'aller dire à l’étranger mystérieux (Jean dans le texte) qu'elle ne le rejoindra pas. Il accepte en se tournant vers Sara et Jacques, et leur dit :
« - II n'y a pas de vacances à l'amour [...] ça n'existe pas. L'amour, il faut le vivre complètement avec son ennui et tout, il n'y a pas de vacances possibles à ça. »
Enfin, la formule langagière de Duras trouve, dans le long-métrage de Matthieu Rozé, un support parfaitement ad hoc pour se matérialiser de manière plus concrète. En effet, là où le roman ne pouvait retranscrire les conditions d’intériorité existentielle des personnages que par des formes d’énonciation difficilement objectivables, Azuro leur attribue, quant à lui, une dimension universelle qui outrepasse largement les capacités du langage à dire du vrai ou non. La fonction visuelle et sonore du film participe notamment de cette entreprise : la photographie léchée et la teinte légèrement grisée offrent, à titre d’exemple, un moyen de rendre compte de l’opacité inébranlable des comédiens. Ainsi, si l’on suit cette logique, ce n’est plus seulement la parole qui empêche la passion d’être verbalisée, mais bien tous les éléments du décor, chaque échange pouvant y concourir étant avorté par la menace d’un incendie balbutiant.
Loin d’être simplement périphérique, la parole durassienne, qui trouve dans *Azuro *un nouvel écho contemporain, pose ainsi l’infaisabilité et l’instabilité des formes d’énonciation comme une véritable position philosophique. La pensée complexe de l’auteure pourrait se résumer de la manière suivante : la parole, les dialogues et les énoncés repoussent les passions hors du dire et interrogent les rapports complexes nouant les individus, au-delà de ce que ces derniers peuvent parfois laisser paraître. Notre intériorité n'est pas quelque chose que « nous pouvons ou non dire ; c'est ce qui ne peut que se montrer, indépendamment de nous. À tous les sens du terme, son expression échappe au locuteur. » (N. Xanthos, 2004).