Cruelle est la tâche, souvent critiquée, du cinéphile. Condamné à voir des films et à se faire un avis sur tous, sans condition, mettre des notes et juger s'il s'agit là de bon ou mauvais cinéma. Garder sa part d'objectivité dans un travail des plus subjectifs, trouver la perle rare du film qui émerveille, celui qui vous correspond et qui vous plaît tant. J'ai aujourd'hui trouvé ma perle rare: Babylon, et le remède qu'elle porte à bout de bras face au monde: le cinéma.
Une perle qui laisse donc briller le moindre de ses petits éclats aux yeux du monde. Une perle unique, comme le souhait et ce que tout le monde attendait après des années de disette. Unique. Babylon transcende les bornes du cinéma pour en reconstruire de nouvelles, et devient porteur d'une revendication plus forte encore que l'opposition traditionnelle ou le succès d'un film. Il est le projet du cinéma, pour le cinéma, par le cinéma. Car Damien Chazelle, coqueluche du cinéma international depuis son très remarqué Whiplash en 2014, sait comment charmer un spectateur avide de cinéma, et, si je puis extrapoler cette borne, d'art en général. Celui-ci est omniprésent dans tout son univers cinématographique, et mêle les formes pour créer l'osmose unique et les frissons de l'audience. La musique de Justin Hurwitz, déjà louée pour ses influences multiples, trouve ici le projet d'extravagance qu'il lui fallait pour assouvir sa puissance et définitivement s'épanouir dans un univers qui lui correspond à merveille. La caméra de Chazelle discute ainsi constamment avec la musicalité d'un orchestre de trois heures, et réalise des va et vient entre les acteurs au summum de leurs carrières respectives et une intrigue ficelée, prémâchée, et servie sur un plateau d'argent plein de cocaïne, comme une bonté du ciel que le pauvre spectateur cloîtré chez lui depuis presque trois ans devant Netflix ne mérite pas. Le cadre est dessiné avec une rigueur rare et déjà aperçue dans les pré-projets de Chazelle, mais prend ici une dimension encore plus importante, tant il relate d'une époque où justement, rien n'avait de cadre.
Malin est le franco-américain sur le point précis où il sert le plat du jour aux amoureux de cinéma comme un festin divin mijoté depuis plusieurs années déjà, et dont les proportions goutues ont déjà fait merveille dans les années passées (The Artist à titre d'exemple). Mais, là où les autres réalisateurs, bien qu'au talent indéniable, s'arrêtaient soudainement sur le tabou de l'industrie et ses travers gênants et machiavéliques, Chazelle ne se refuse rien, et crée un carnaval d'addictions et de folies dont la scène d'introduction sert de référence. Tout est montré, explicité, et les couleurs sautent du rouge au bleu en passant par le doré hypnotisant des trompettes qui rythment le film comme une valse aux tons changeants, ou une boîte à musique parfaitement réglée.
Bien que le début du film, bien trop caricatural, laisse présager trois heures de plongée dans l'industrie pleine de muqueuses d'un Hollywood en pleine formation, le scénario contraste par la suite avec cette idée en mettant en avant la conquête d'un American Dream semé d'embûches. Et lorsque, enfin conquis par quelque facilité ou véritable don du ciel, il se trouve entravé par des difficultés encore plus grandes que jamais imaginées, il se voit être mué en véritable cauchemar. Une amie extravagante et irréfléchie, bien trop irrationnelle pour être quelqu'un dans une société qui se refuse aux apparences anormales; la barrière du son, fatale à tant de Jack différents; une barrière raciale cruelle pour un musicien au talent inouï; ou simplement la barrière de l'amour non réciproque, à laquelle vient constamment se heurter Manuel dans sa double conquête tout au long du film. On a cru un instant que Chazelle allait nous offrir l'amour qu'il s'était refusé dans Lalaland, mais non, ce n'est pas ici le point de son intrigue, le seul amour unissant et étant à la fois le point névralgique de tous les personnages étant celui pour le cinéma.
Car cette déclaration est claire depuis le début du film: combler les passionnés, faire tomber sous le charme les non initiés, et faire revenir ceux qui, oubliés en cours de route, n'ont jamais pu rattraper le train de la passion, par affalement constant dans un canapé bien trop confortable pour être quitté. Ici, le film agit comme un électrochoc pour tous ces cas, en les incitant à aimer cet art "majeur", de premier plan, qui leur a déjà donné tant. Un cinéma que Chazelle retrace en replongeant historiquement aux débuts d'une industrie encore infonctionnelle et meurtrière, mais qui fait vibrer des générations par sa magie. La magie de l'acting, que Margot Robbie interprète merveilleusement. La magie du rire, soulignée par les intertitres et le pouvoir des mots derrière un projet visuel. Et avant tout donc, la magie du cadre, que le réalisateur redessine et dans lequel il voyage sans cesse, comme pour revendiquer une progression qui doit tout à une époque originelle perdue et difficilement retrouvée. Bien qu'elle semble magique, elle peut se perdre pour mieux se retrouver, comme souligné par l'intervention du parlant dans l'industrie. Le pêché est donc puni par les dieux. A force de s'approcher de leur demeure par la construction d'une tour trop haute pour être gravie, on en chute difficilement et on y laisse des plumes, ou la totalité de son être.
Damien Chazelle réussit donc un pari fou: faire un film sur l'industrie à une époque où elle meurt, une véritable ode au 7ème art, chemin déjà emprunté à de multiples et trop importantes répétitions par ses prédécesseurs. Mais ici, le petit génie marque sa grandeur d'un coup de fouet sur Hollywood: il a construit sa tour de Babel, celle qui l'approche des plus grands, et qui met d'ors et déjà son film au Panthéon du cinéma.