Que deviennent les rêves que l’on fige sur pellicule ? Damien Chazelle s’offre un rêve de trois heures en plein désert. D’un siècle à l’autre, ce désert qu’on nomma Hollywood n’a jamais cessé de nourrir les désirs, les craintes et les passions du monde entier. À l’image de l’antique Babylone, la cité des anges devait un jour payer pour sa frivolité. Le résultat est un spectacle aussi vertigineux qu’éprouvant. On y rit, on y pleure, on y joue, on y meurt ; la vie toute entière, le cinéma dans ce qu’il a de plus grand. De tout ce chaos, que reste-t-il à sauver ? Si peu, mais presque tout : une larme des tréfonds de l’enfance le long d’une joue, un baiser sous les derniers rayons du soleil, et les souvenirs d’un homme. Les souvenirs d’une vie passée au milieu d’un rêve, le cinéma.


À l’heure où l’on annonce tout azimut la décrépitude du cinéma et le désintérêt des foules pour ce spectacle, nombreux sont les réalisateurs à plonger dans l’histoire du médium. Voilà plus de dix ans déjà que Scorsese magnifiait la pureté des origines (Hugo Cabret). Ont suivi les frères Coen s’amusant avec légèreté de la fragile maturité des grands studios (Ave Cesar) avant que Tarantino n’offre un crépuscule éternel au sourire de Sharon Tate (déjà Margot Robbie spectatrice d’elle-même en salle obscure). À chaque cinéaste son fantasme d’un âge d’or mythifié, à chaque spectateur son Cinema Paradiso. Chazelle, passé à la Paramount pour l’occasion, s’empare des « roaring twenties » (ce qui le situe juste avant le Mank de Fincher) pour une proposition qui tient tout autant du Chantons sous la pluie de Donen que du Boulevard du crépuscule de Wilder (des films de cette époque où Hollywood découvrait mi-horrifiée, mi-enhardie qu’elle était devenue objet d’histoire). Chantons sous la pluie est la référence constante, le contre-point permanent de Babylon qui n’oublie pas que Gloria Swanson est déjà prête à tout pour un close-up sur grand écran.


On pouvait craindre que Chazelle tombe (à nouveau ?) dans le défaut de son talent. Un surdoué de la technique a toujours un peu l’air d’un étudiant qui cherche à séduire son professeur de fac. Au vrai, il faut bien avouer que pour son cinquième film le réalisateur conserve un style gentiment laborieux et semble à chaque instant filmer à hauteur de cinéaste et si peu à hauteur d’homme. On pourra regretter une débauche d’artifices un peu gratuits : Il est probablement le seul à filmer le nez poudré de Margot Robbie comme David Lean filmerait un lâcher de colombes : au moyen d’un plan séquence virtuose et virginal quitte à faire passer la madre coca pour une sucrerie enfantine. On dira aussi ici et là qu’il cède à une curieuse tendance qui veut qu’un métrage de moins de 2h30 sans une scène vomitive et une surenchère visuelle ne puisse pas être pris au sérieux. 


Oui mais voilà, le franco-canadien a mis du chaos dans son vin. Le réalisateur cherche à se salir et bien qu’il soit mal aisé de se salir quand on a été propre toute sa vie, il y puise un burlesque enjoué et délirant qui vise toujours juste et constitue une véritable réussite tout au long du film. Chazelle tient ses 3h de grand spectacle à tout prix et ne perd jamais le rythme même si un brin de modestie (disons une demie-heure) aurait évité quelques égarements dans la narration. Qu’importe, ici, les intentions sauvent tout. Trop rares sont encore les studios qui laissent carte blanche à un réalisateur même oscarisé et plébiscité pour que l’on boude le talent d’un réalisateur qui n’a déjà plus grand chose à prouver sur la maîtrise de son art (les rapprochements avec le Heaven’s Gate de Cimino ont leurs limites mais en a-t-on déjà été plus proche ?) .


En témoigne cette première heure qui est probablement ce que l’on a vu de mieux sur un grand écran depuis un bon bout de temps. Une liberté infinie menée tambour battant grâce à la combinaison éprouvée entre l’incroyable partition de Justin Hurwitz et le montage syncopé de Damien Chazelle. Soulignons aussi le très beau travail de photographie de Linus Sandgren (dont la participation au dernier James Bond était déjà une réussite). 


Chazelle magnifie cet Hollywood où l’on joue sa vie pour un plan, où l’art mineur emporte toute une époque et redéfinit les contours de la morale et du plaisir. La performance physique de Margot Robbie dans un jeu de miroir avec sa propre performance chez Tarantino prouve décidément qu’elle est une actrice unique capable de porter un film. À la lutte avec la vie, la nature et même la technique, elle est la force vitale qui traverse toute l’histoire et lui donne ses aspérités les plus touchantes. Pour ceux qui sont friands des « cadres dans le cadre », sa sortie matinale de l’orgie festive qui ouvre le film donne lieu à un plan mémorable que Chazelle ré-utilise bien adroitement dans son final. La reine Margot tient peut-être le rôle qui lui ressemble le plus, celui d’une star naturelle pour qui la légèreté est le véritable talent. Et comment ne pas croire que les stars sont une race à part quand Brad Pitt nous émerveille à chaque seconde qu’il apparaît à l’écran. Il tient le fil rouge de son personnage avec une amplitude de jeu prodigieuse, le tirant de sa médiocrité humaine par sa croyance naïve dans la puissance de son métier. Au milieu de ces deux monstruosités, la fausse transparence de Diego Calva apporte un contrepoids très efficace qui révèle toute sa dimension dans la dernière partie du film.


Cette dernière partie anarchique jusqu’à saturation en perdra plus d’un. Oui il y a des défauts que les fulgurances (les scènes de muet) ne rachèteront peut-être pas toutes. Dans ces années de transition entre le muet et le parlant, Chazelle affirme son amour pour le cinéma jusqu’à l’épuisement. D’un art balbutiant qui se construisait chaque jour au hasard de la vie, la machine à rêve devient une industrie qui doit se normaliser pour avancer. Comment maintenir cette diversité de personnages à l’écran quand les dialogues imposent une toute autre diction ? Hollywood perd son insouciance pour tomber dans l’escarcelle du puritanisme (le code Hays n’est pas loin). Avec perte et fracas, Babylone s’effondre pour renaître sous la coupe de nouveaux maîtres. La folie se cache, elle en devient morbide. Les vieux monstres du premier septième art n’ont plus leur place sous la lumière, à eux de gagner les ombres avec panache et de garder espoir que toute cette aventure n’était pas vaine et qu’elle reprendra vie, tôt ou tard, dans la chaleur des salles obscures. 


Car oui, toutes les routes sinueuses de Babylon mènent au cinéma. Chazelle condense un siècle de sensations, ces productions instantanées de l’esprit en 24 images seconde. Dans une dernière orgie visuelle et sonore, il organise le chaos de ses sensations, rendant hommage à tous les cinémas, de l’expérimental le plus exigeant au Blockbuster le plus universel. La sensation de Babylon restera ce panthéon tourbillonnant qui nous enivre par sa sincérité et nous rappelle que le retour à la réalité n’est rien d’autre que l’attente d’un nouveau film.

PaImyra
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le 19 janv. 2023

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PaImyra

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