Passés la stupeur et le malaise qui suivent le visionnage de cet étrange objet filmique venu du Brésil, on peut progressivement prendre du recul sur cette œuvre, c'est le moins qu'on puisse dire, unique.
Kleber Mendonça Filho avait pris de cours la Croisette en 2016 avec son Aquarius qui faisait du récit d'une sexagénaire luttant contre son expulsion d'un immeuble chargé de souvenirs un film éminemment politique, un récit de résistance d'une grande beauté nappé dans une ambiance étrangement horrifique qui n'avait pas d'égal.
Le message de ce Bacurau n'est jamais aussi clair ni aussi direct, passant par la métaphore ou le film de genre pour finalement livrer son message, sans pour autant gagner par ce procédé en finesse.
Il est encore question ici de territoire et de résistance, d'un passé qu'on tente d'effacer, de gens qu'un système économique et politique méprise, d'homme avides et véreux, de capitalisme hardcore, de violence tout aussi symbolique que physique.
Lorgnant d'abord vers le film d'horreur sans jamais l'avouer, avançant comme à reculons vers la noirceur, où la mort rode et menace, où les hommes ont remplacé les monstres, Mendonça Filho et son chef décorateur Juliano Dornelles distribuent petit à petit les éléments d'une angoisse qui ne dit jamais son nom, avant de laisser place à une dystopie presque grossière, n'hésitant pas à frôler le ridicule, levant presque instantanément toute l'angoisse bâtie habilement et finement distillée sous la bizarrerie globale.
La deuxième partie, qui remplace l'horreur par un complot qui fait du petit village isolé de Bacurau le terrain d'une chasse à l'homme gratuite et sanglante, lève volontairement tout sentiment d'angoisse, tout en conservant les ambitions auteuristes surlesquelles le film s'était fondé depuis une heure. Se clôturant sur un feu d'artifice et un bain de sang aussi dérangeant que comique, cette partie enfonce le dernier clou d'une œuvre qui se veut complexe et métaphorique mais dont on comprend avec le recul la vacuité souvent marquée.
Bacurau serait donc un hommage au western (le trajet de deux villageois vers un ranch à l'extérieur du village est très réussie).
Mais c'est aussi et surtout un hommage plus qu'explicite au film de genre, et plus précisément à John Carpenter, voire une tentative de renouvellement.
Références, thématiques, esthétiques similaires à l'américain croulent ; même fascination pour les populations extraverties qu'on isole volontairement pour mieux les oublier (Escape From New-York), même force politique derrière la métaphore (comme si la chose de The Thing avait été remplacée par des hommes sanguinaires et politisés), même sensation claustrophobique de cernage et d'omniprésence du danger (Assault) même fascination pour les machines (les drones en forme de soucoupe volante), mêmes accès de violence et fascination gore, mêmes personnages de paramilitaires musclés, et même références musicales (le morceau Night de Carpenter lui-même joué à deux reprises, l'école du village nommée Joao Carpenteria ...)
Les symboles mêlés çà et là livrent alors leur sens et leur message a posteriori.
- Le village peuplé de marginaux (prostitué.es, alcooliques, anciens criminels, ...) est une représentation de ceux que la politique de Jair Bolsonaro écrase et cache pour mieux les faire disparaître, quitte à leur couper l'eau, l'électricité, les vivres.
- L'insistance sur l'Histoire du village et les symboles passés sont autant de rappel à ce même Bolsonaro que le Brésil a une Histoire riche, qu'il est construit sur des révolutions, que ses peuples sont des guerriers, prêts à se réveiller s'il le faut, des peuples qu'on n'étouffe pas aussi facilement ; on prendra les armes s'il le faut, on décapitera s'il le faut, et ce, avec les armes de nos ancêtres (le musée est donc le cœur, au sens biologique du terme, de ce village, la salle la plus paradoxalement pleine de vie).
- Les étrangers venus armés pour massacrer avec jubilation des inconnus, sont le symbole d'une société fascinée par l'utra-violence, d' une humanité lâche et veule, sans repère autre que celui de la consommation animale (détruire, tuer, baiser), une humanité corrompue par un capitalisme qui aseptise tout, lisse tout, rend tout monnayable, donnant même une valeur (ici en points) à une vie humaine. Ils sont également le symbole d'un impérialisme occidental venu irriguer et corrompre de l'intérieur le Brésil, incarnant même (par les infiltrés du gouvernement brésilien) ses instances répressives internes.
- L'homme politique qu'on moquera et congédiera dénudé sur le dos d'un âne est l'incarnation d'un monde d'élites nauséabondes, rodant comme des rapaces pour obtenir des voix, méprisant en feignant de ne pas l'être (l'homme civilisé apporte sa culture, grâce à un camion dont la benne remplie de livres est vidée sans vergogne sur une place publique).
- Les drones qui rodent, le réseau téléphonique qu'on coupe, sont les symboles d'une dépendance technologique qui n'égalera jamais l'ingéniosité et l'indépendance des anciens, celles liées aux rites, à la communauté, au partage, ...
Certes Mendonça Filho ne fait pas de son village isolé de marginaux un Eden épargné et fantasmé, une humanité comme revenue à son être premier innocent ; sa ville est peuplée de toxicomanes, d'avides de sexe et d'alcool, de travestis, d'obsédés par la violence (les crimes de Pacote qu'on diffuse sur écran géant), de victimes de ce système. Il en souligne néanmoins l'existence, la rappelle, en montrant les victimes de ce système qu'il critique, même si leur destin semble celui de leur éradication et de leur effacement des cartes. Ces hommes et ces femmes existent, leur voix est à entendre, leur histoire à étudier, leurs coutumes à respecter. Ces gens, civilisés et placides, n'hésiteront pas à prendre les armes, à devenir comme dépossédés d'eux-mêmes (dans une furie sous psychotropes assez terrifiante autant que jubilatoire).
C'est finalement bien de tout ça que le réalisateur brésilien souhaite parler dans ce film aux allures de fourre-tout inégal et stylistiquement paradoxal. S'il se présente comme un exigeant film d'auteur au montage ralenti et halluciné dans sa première partie, aux tons décalés, au montage désarticulé, et à l'ambiance générale incernable, il se vautre bientôt dans une parodie du film de genre anar, voire de série Z (certains dialogues, notamment entre les touristes menés par Udo Krier, sont d'une bêtise abyssale "Je serais un nazi car je suis allemand ?"). On s'étonnera donc de ce virage, qui fait passer du film d'auteur cannois à grosses longueurs à cet étrange objet horrifique et gore. On s'étonnera aussi de cette multiplicité de thèmes jetés çà et là dans un film qui s'éparpille de partout en peinant à se rassembler.
Bacurau derrière son ambition politique (dont on pourrait facilement critiquer la vision unanimement sombre et un brin réactionnaire d'un monde dévastateur) est un film aux métaphores et aux messages en fin de compte aussi fins que les gros bras américains qui envahissent le village, et dont l'explosion de violence finale pose question, laissant un léger goût de plaisir malsain de la part de son réalisateur.
On quitte Bacurau avec l'étrange sentiment d'avoir assisté à une longue tentative de justification métaphorique d'un réalisateur qui parviendrait à vendre son scénario bourrin et efficace comme une œuvre faussement complexe, prétentieuse, esthétiquement hyper calculée, dont on décèlerait petit à petit la profonde vacuité. John Carpenter, lui, ne s'embarrassait pas de formes complexes et de justifications alambiquées pour délivrer des chefs d'œuvres percutants aux scénario efficaces...
Demeure tout de même un étrange plaisir cinéphile face à cette œuvre certes inégale, too-much, extravagante, perdant trop souvent son objectif de vue, mais qui, dans ses imperfections, trouve une forme unique, bien que cabossée, jamais vue jusqu'alors, et rend un hommage, souvent grossier, mais un hommage tout de même étrangement jubilatoire à l'univers du cinéma de genre.
Un hommage qu'on n'attendait d'ailleurs pas du tout.