En 1992 Abel Ferrara réalisera son chef d'œuvre. Véritable tord-boyaux tourné en seulement 20 jours sur les pavés crasseux de Manhattan, du Bronx et de Jersey, « Bad Lieutenant » se présente comme une œuvre profondément névrotique narrant la descente aux enfers d'un policier dans les rues dangereuses de New York. Offrant son meilleur rôle à un Harvey Keitel jadis en proie à ses deux principaux démons, à savoir la drogue et l'alcool, Ferrara s'immisce dans l'intimité la plus noire de l'acteur magnifiant ces maux et amenant ainsi une authenticité glaciale dans des scènes interminables de shoots et de divagations. En effet, le lieutenant se caractérise par ses erreurs systématiques et s’enlise peu à peu dans une spirale infernale illustrée par les râles incessants de son personnage alors en état de délires symptomatiques
La nuit, les rues de la grosse pomme montrent un tout autre visage : c'est le paradis des proxénètes, des putes, des dealers, des violeurs et de toute la racaille qui puisse joncher un bitume dégueulassé que l’on tente vainement de cacher dans les grandes villes cosmopolite. Cet envers du décor, Ferrara le connait parfaitement bien et de cet altruisme en découle une fresque picturale offrant une vue panoramique sur toute cette défectuosité sociétaire qui imprègne chaque fibre du lieutenant. Personnage amoral et dépravé, il est en effet le parfait miroir de l’addition des vices cachés de la grosse pomme. A travers lui, Ferrara offre une porte ouverte sur les tréfonds de la nature humaine et nous questionne sur notre rapport à la société, à la religion, à notre psyché. En témoignage de ce mal-être se dessine une lente mise en abyme à travers les errances crépusculaires d’Harvey Keitel, froides et contemplatives, avant d'aller rejoindre sa propre dealeuse, interprétée par une Zoé Lund elle aussi totalement investie par son rôle du fait de ses propres problèmes de consommation qui l'emporteront en 1999.
Cette haine de l'autre qui caractérise le « Bad Lieutenant » n'est pas sans rappeler le « Taxi Driver » de Scorsese dans lequel De Niro, vétéran du Vietnam et chauffeur de nuit, nous vomit ses états d'âmes emplis de violentes répulsions. Deux films promptement différents mais qui se rejoignent dans l'idée de personnages victime d'une crise morale instinctive jusqu'à l'asphyxie terminale. Parmi tous ses vices, c'est son enfoncement de plus en plus profond dans la spirale des jeux d'argent qui va établir définitivement le lieutenant comme un personnage déchu. Vouant une confiance immodérée pour les Dodgers et un irrégulier Darryl Strawberry qui reste pourtant l'une des figures les plus emblématiques du base-ball, il n'a de cesse de s’endetter jusqu'au jour fatidique où ses créanciers décideront d'arracher son dernier souffle à un homme agonisant déjà depuis plusieurs années. Scène finale d'ailleurs qui se veut en totale contraste avec l'entièreté du film puisque Ferrara présente la mort du Lieutenant de manière très pudique et respectueuse. On est loin de l'image d'un Keitel nu sous l'emprise de drogue s'adonnant à des actes sexuels avec des prostituées.
Le sexe est d'ailleurs une des autres thématique récurrente chez Abel Ferrara, sans doute à cause de son passé dans le monde de la pornographie. En effet, de la scène ou Keitel n'hésite pas à se servir de son badge pour se masturber en forçant deux jeunes filles à mimer des relations sexuelles pendant qu'il les insulte en passant par les diverses scènes de coït sous cocaïne, Ferrara ne magnifie jamais le sexe, préférant l’associer au monde de la nuit qu'il côtoie. Pire encore, il va jusqu'à l'introduire au sein d'une église en souillant l'être le plus pur qu'il puisse y trouver, à savoir une nonne, élément clé dans la filmographie de Ferrara qui se veut parsemée de référence biblique. Déjà en 1981, il offre à Zoé Lund, coscénariste et actrice pour « Bad Lieutenant », le premier rôle du mystique « Ms. 45 : L'ange de la vengeance » ou elle incarne une sourde muette en proie à une violente quête vengeresse contre des hommes qui n'ont de cesse de ne penser qu'à la sexualité jusqu'à commettre l'irréparable sur sa personne. Tout comme le lieutenant, Thana souffre et de cette souffrance va résulter une scène finale où, vêtue de la tenue d'épouse du seigneur, elle s'en présente comme l'antithèse, la profane, en ouvrant le feu dans la foule la noyant ainsi dans un bain de sang.
C'est de la noirceur la plus profonde que jaillit bien souvent le premier rayon de lumière. Basé sur l'histoire vraie d'une nonne violée dans Spanish Harlem dans les années 80, cet acte d'abord introduit comme d'une affligeante banalité, va servir d'élément déclencheur à la quête psychique de rédemption du personnage. Cette question du pardon s'illustre comme une lutte déchirante pour la connaissance de Dieu, un exutoire qui ne passe pas par la confession propre au christianisme, mais en se confrontant au mal qui anime le personnage, sorte d'observation voyeuriste de ses propres ténèbres. Si jusque la, les effets hallucinogènes de la drogue lui avait permit de supporter le poids d’une vie pour laquelle il n'éprouve que dédain, cette surconsommation va plonger le Lieutenant dans une ultime descente vertigineuse qui va faire office de révélation en l'emmenant dans les tréfonds de l’âme humaine. C’est le cœur à nu et déchiré sous le fardeau de la culpabilité qu’arrivera la rencontre avec son seigneur et une possibilité de rédemption inespérée à travers la rémission de la faute des coupables. Un pardon sous forme d’ultime salut avant que l’inéluctable ne se produise.