Les sentiments de colère et d’injustice peuvent revêtir plusieurs aspects, tout en ayant nécessité commune à être exprimés, sinon entendus, sinon écoutés.

Dans « Bamako », les sentiments de rage et de révolte sont exprimés de différentes manières, selon qu’ils le soient à travers la bouche d’un professeur ou d’une écrivaine, d’un jeune désœuvré ou d’un vieux paysan ; qu’ils soient colères froides étayées d’argumentaires savants et articulés, récit d’une expérience de l’atroce que le traumatisme vécu aura rendu laconique, ou vocalises puissantes et ancestrales dont toute la portée furieuse se passe de mots et d’explications.

Expulsées, éructées : toutes ces colères ne le sont pas d’une seule bouche mais d’une même voix, légitimée par les mêmes droits sacrés, que le même adversaire omnipotent s’obstine à lui dénier.

Et quand bien même cet adversaire ne serait pas présent au procès qu’on lui intente -ces cols blancs, qui auront préféré envoyer pour leur défense leurs larbins en toges noires-, quand bien même « la cour ! » serait installée dans une cour (d’habitations celle-ci), sur des chaises de jardin ; quand bien même le micro qu’on nous tendrait ne serait pas branché, notre auditoire déjà convaincu et la capacité d’un tel procès à faire bouger les choses très incertaine ; quand bien même on aura pu au moins se défouler, soulager pendant un temps une poitrine oppressée et avoir eu l’illusion d’une écoute, le mirage que les choses, cette fois, pourraient changer.

Car il y a de l’espoir, encore. Il n’y a d’ailleurs plus que ça… Sinon comment trouver la force de continuer à se battre contre des moulins à vent, ou plutôt des buildings en acier ? Continuer à faire des enfants ? A faire sa lessive et à étendre son linge ? L’espoir -une foi en un changement prochain qu’on a du mal à croire encore possible- a sur les sentiments de rage et de révolte l’effet d’un anesthésiant sans frais, canalisateur fragile d’une souffrance qui ne pourra aller que grandissante.

La lutte épuise… Les forces nous abandonnent et si, comme pour le couple de Chaka et de Melé, la sphère intime aussi en vient à être gangrénée, si elle n’a plus, au sens propre comme au sens figuré, de place à elle… Si même l’amour n’a plus d’espace, alors que faire, sinon pleurer ?

Se résigner ? Chercher un échappatoire, mais lequel ? Quel exutoire à une colère que plus personne n’écoute ? Quand on a plus la force, l’envie de se défendre ?

Ainsi parce que maudits… Ainsi parce que mal nés… Ainsi alors choisir de mettre fin à une existence pipée dont on nous a privé des cartes…

Prendre sa seule et dernière liberté… Celle qu’on s’octroie de plein droit, sans autre forme de procès. Coup de feu étouffé. Peine capitale rendue.


JeanRumine
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