De Belgrade à la frontière de l’Inde, le récit de voyage de deux amis suisses à peine sortis de leurs études de journalisme et de peinture, partis pour un périple de deux ans avec quatre mois de sous en poche, sans autre programme en tête que celui de prendre la route. L’un, Nicolas Bouvier, contera leurs aventures, quand l’autre, Thierry Vernet, les dessinera, usant chacun de leurs inclinations respectives pour subsister une fois sur place, aller au bout du chemin qu’ils se sont fixé.

L’entreprise aurait de quoi faire reculer n’importe qui mais, comme l’écrit Bouvier en début d’ouvrage : « […] dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir. » L’hésitation fige et le mouvement libère et, avant même d’être initié au « Inch Allah » propre aux peuples musulmans auxquels ils vont bientôt se mêler, les deux amis s’en remettent déjà au bon vouloir du destin.

Le programme est vague, mais leur curiosité sans frontières, l’un de leurs moteurs au même titre que celui de leur frêle esquif, la petite Fiat Topolino à bord de laquelle ils s’apprêtent à parcourir des kilomètres de routes qui n’en ont pour la plupart que le nom. A l’instar de leur moyen de locomotion, les deux hommes seront soumis à rude épreuve et ils le savent, puisque c’est aussi ce qu’ils viennent chercher, l’épreuve pour mieux éprouver, l’exigence du voyage qui cabosse et malmène les certitudes. Le voyage comme sacrifice, comme acceptation d’être désarçonné : « On voyage pour que les choses surviennent et changent, sans quoi on resterait chez soi. », écrit Bouvier. « On ramène son intelligence à fleur de peau, on s’adapte, et le plaisir commence. » Très sévère sur ce sujet avec lui-même, interrogeant tout au long du récit ses sentiments, ses impressions et les peurs qu’il peut parfois connaître, Nicolas Bouvier ne se montre pas moins intransigeant avec les autres, en particulier avec certains des occidentaux qu’il croise en chemin, avec ceux qui refusent d’esquinter l’image qu’il se font d’eux-même, comme Antoine, un français qu’il rencontre aux environs de Kunduz : « Il a pourtant vu toute l’Europe, la Russie, la Perse, mais sans jamais vouloir céder au voyage un pouce de son intégrité. Surprenant programme ! Conserver son intégrité ? Rester intégralement le benêt qu’on était ? »

Inflexible avec ce qu’il considère comme de la bêtise, Bouvier use ceci dit beaucoup moins du mépris que de l’admiration et de l’enthousiasme pour ce qu’il découvre de paysages et de personnages nouveaux sur la route. Lui et Vernet sont de bonnes âmes, à qui l’on offre volontiers gîte et couvert. Dormant le plus souvent chez l’habitant ou dans de petits hôtels, ils ne recherchent en aucun cas le confort, se refusant « tous les luxes sauf le plus précieux : la lenteur. »

Ils prennent leur temps, pour écouter, observer, pour s’imprégner et pour dépeindre. Leur rythme est celui que le voyage leur impose, celui des saisons, de l’hiver qui les arrête six mois à Tabriz, en Iran. Il est celui des nombreux soucis mécaniques de la petite Fiat Topolino, celui qu’ils prennent pour dresser le portrait des personnalités qu’ils rencontrent, capter leur musique, les inflexions de leurs voix, leur façon de voir le monde et de « l’utiliser ».

La contemplation -chronophage- occupe une grande partie des écrits de Bouvier, passage obligé du récit de voyage, qu’il élève ici au rang d’art. Un émerveillement devant les paysages qu’il traverse, et dont il parvient à nous transmettre l’essence merveilleuse. Les décors qu’il parcourt ont sur lui un effet constant d’extase et de vertige, agissant comme une remise en perspective de tout ce qu’il aura vécu jusqu’à lors : « Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penserons de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur. »

L’écriture de Bouvier, qui peut être toute aussi juste et efficace que lyrique et flamboyante, a cette volonté de faire ressentir, tout ce qu’il a pu voir, entendre et goûter. Elle est indispensable à son souvenir et, pour lui qui semble doté d’une endurance sans mesure, l’antidote à sa seule véritable peur qu’est l’oubli, « la silencieuse corrosion de la mémoire ».

Dans un chapitre intitulé « Pour retrouver le fil », il casse la linéarité de son récit et fait un bond de six ans dans le futur, où il nous parle de cette panique et où il questionne le bien fondé de sa démarche littéraire, le but même de l’écriture. Comme c’est quelqu’un de rigoureux il doute, sur ses capacités à rendre sans trahir et à faire le tour sans négliger, par peur d’abîmer ou de salir ce dont il a du mal à se rappeler dans le détail. Ce sont les honnêtes confessions des turpitudes d’un homme de devoir qui s’est astreint à une tâche qu’il s’efforce de mener à bien, en « lutte contre le refroidissement considérable et si insistant de la vie », le témoignage d’un obstiné qui veut rendre grâce aux « élargissements » que le voyage lui a apporté, qui lui dédie son présent pour le faire ressurgir sur papier du passé, pour aussi, égoïstement, échapper à la mort et le revivre.


JeanRumine
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le 21 mars 2024

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