C’était en l’an 2000, l’aube du nouveau millénaire – tu sais il devait y avoir une panne de tous les ordinateurs du monde, les jeunes comme les vieux, la faute à leurs horloges qui savaient pas faire deux zéro zéro zéro, pas fines les machines, et ça voudraient dominer le monde, on en reparlera ; enfin ça n’a pas eu lieu. Il y a eu des cris puis des chants et aussi des lumières, ça oui je m’en souviens, la grande fête, mieux que l’année d’avant quand la cheminée était tombée du toit à la cuisine à cause de la tempête. Oui on a bien ri cette année là – mon père, mon héros, il voulait qu’on partage des trucs, qu’on soit au diapason il disait comme ça avec son imparable sourire moins quelques dents et sa douce odeur de vinasse et de gitane. Il était pas con le paternel, quoi qu’ils en disent quand il était pas là, même plutôt bien câblé quand il était sobre donc pas souvent mais c’était pas sa faute – tu sais ce qu’on dit sur le vin, un verre par jour et t’auras la santé mais quand il est tiré faut le boire et quand la bouteille est ouverte faut la finir, question de respect pour le producteur qu’a donné de son temps et de sa santé pour le préparer – donc il me dit « toi le nain t’es comme ta bonne mère, t’aimes les bêtes à ce qu’on en dit, Jacques dit que tu leur parles des fois, on va se faire un film sur un chien petiot, ça te plaira pour sûr puisque t’aimes les chiens ». Bien entendu que j’aime les bêtes, surtout les chiens, ils sont sur terre pour être aimés puis nous aimer sans distinction, simplement avec leur petits cœurs de chiens qui battent à toute vitesse. Oui j’aime les chiens même les plus laids, ceux qu’on abandonne parce qu’ils font peur à la petite sœur. Alors oui je veux bien p’pa, regarder avec toi, car j’aime les chiens et sur fond noir, au tout début du film – souvent je rate ce passage, celui ou il y a du texte au début, parce que papa est toujours pressé, pas le temps pas le temps, il lance le film mais moi je veux me préparer une assiette, un petit gueuleton car c’est plus sympa pour la séance, donc il commence sans moi et je manque ce moment mais pas cette fois – donc sur fond noir, en coréen il est dit que les chiens du film ont été bien traités. Mais moi j’en doute et ça commence très mal, j’ai des frissons pour le petit chien, je le vois déjà tomber du haut de l’HLM, et je crie. C’est bien filmé me dit le vieux car toi gamin tu y as cru et moi aussi, plus vrai que nature, même que t’étais le chien pendant un instant, caméra subjective mon petit, et t’as vu cette géniale contre-plongée ? et ce plan large sur la coursive extérieure ? Putain gamin, c’est du lourd, tu comprends ça, hein ? « Jure pas devant lui » qu’elle dit maman. Ouais c’est rudement bien réalisé, propre, ya des ellipses si fines que parfois tu les vois même pas –une ellipse temporelle, le jour où j’ai compris ça m’a changé pour vrai – on en rigole maintenant avec les copains le samedi soir car, et tu le sais, Bong Joon-Ho c’est une référence en 2014 mais à l’époque, qui connaissait le cinéma coréen ? Mon papa. Et des plans fixes, je ne voyais pas l’intérêt, mais c’est comme ça que t’installes une atmosphère parce que le cinéma de Bong Joon-Ho c’est un cinéma d’atmosphère(s) et de réflexion, tu comprendras mieux si tu vois Mother mais sur le moment c’était pas évident. Tellement pas évident que, parfois, le non-initié est perdu par le mélange des genres, par l’intrusion brutale du thriller dans le douillet cocon familial, par l’anticonformisme ambiant et l’audace du coréen. La liberté de ton, moi, ça me plait et ça me plaisait déjà – ça peut sembler ridicule à certains mais tel que je le conçois le cinéma est un vecteur libertaire irremplaçable, la fiction n’est jamais que la vision de la réalité par un homme, passée au filtre de sa sensibilité, même le cinéma fantastique le plus irréel contient un bout de l’âme de son réalisateur – même si c’est dur à regarder et si la réputation des asiatiques en matière de gastronomie ne s’arrange pas. Rire, pleurer, admirer, s’étonner, tu ne sais plus car le ridicule ne tue pas mais ça doit faire mal pour le pauvre cabot donc il faudrait s’attrister mais il y a cette musique complètement improbable et si décalée que tu sens venir un fou rire et c’est filmé si intelligemment wahou. A un moment, je ne saurais te dire quand, peut-être la scène du rouleau de papier toilette ou la miraculeuse scène du rétroviseur, j’ai compris ce qu’était le sens de l’instant – il peut s’en passer des choses en un instant, pas concrètement non, mais dans l’esprit d’un homme, son subconscient, son univers propre qu’il protège comme un trésor, un instant est une éternité dans ce pays, ces instants là sont doux ou intenables, se vivent seuls ou à deux, s’installent dans un regard et le changent à jamais – et le pouvoir de suggestion du cinéma sur cet instant, j’ai saisi que le cinéma peut effleurer les mystères de la noble littérature et autoriser le rêve en dehors du film. J’étais un rêveur – ça énervait mon géniteur, « regarde le film tête en l’air, bougre d’idiot » mais la mère comprenait – et je le suis toujours car un homme sans ses rêves n’est plus qu’une carcasse vide. Un putain de bon film comme il disait oui, même s’il s’en dégage une insupportable vacuité – que d’actes manqués, mon Dieu le testament de la vieille dame – même si je sais maintenant que Bong Joon-Ho pouvait faire beaucoup mieux, n’empêche que sur le coup, il te laisse pantois le film, il te fait même réfléchir sur le sens de tes actes, il te fait sortir de chez toi pour donner un sens à ta vie, pour ne pas finir comme un idiot regardant par la fenêtre une inconnue réaliser à ta place ton seul et unique rêve.