Barry Lyndon est-il le meilleur Kubrick ?

Beaucoup de cinéphiles considèrent que "Barry Lyndon" est le meilleur Kubrick. Même si je préfère largement Orange Mécanique, comme je l'ai expliqué dans ma critique sur ce film, je comprends tout à fait pourquoi les amateurs de cinéma lui préfèrent "Barry Lyndon". C'est en effet son film le plus neutre, le moins politisé, le plus calme, le moins décapant par ses innovations. Kubrick se reconcentre sur une esthétique simple, dénué des grandes explorations qu'avaient été celles de 2001, l'Odyssée de l'Espace et Orange Mécanique. Film narratif, avec une beauté conventionnelle même si poussée à son paroxyme, "Barry Lyndon" a tout pour plaire aux fans de grand cinéma.

La mode du film narratif, de la grande épopée individuelle, avait été relancée en 1972 par Francis Ford Coppola avec Le Parrain, immense succès artistique et commercial. C'est après cela que Kubrick, particulièrement visionnaire, décide de faire lui aussi "son" film narratif, et nous donner un chef-d'oeuvre du genre, comme il nous avait livré un chef-d’œuvre en s'attaquant au genre naissant de la science-fiction avec 2001, l'Odyssée de l'Espace. Les grands films narratifs qui suivront, et notamment les fresques immenses de Bernardo Bertolucci, mais aussi le "Scarface" de Brian de Palma, porteront tous la trace de Barry Lyndon.

L'histoire, comme celle de "Scarface" plus tard, se déroule en deux parties : l'ascension de Barry Lyndon, puis la descente qui le mènera à sa chute. Dans l'Irlande des années 1750, Redmond Barry est un jeune arriviste, qui veut absolument monter l'échelons sociaux, par n'importe quel moyen. Comme le Michael Corlone de Francis Ford Coppola dans Le Parrain, le personnage est antipathique, nous ne ressentons pas d'affection pour lui, si bien que le film n'est pas pollué par l'identification du spectateur au personnage : nous regardons ce personnage et le film tout entier, placé dans un décor qui est étranger, de loin, si bien que nous contemplons, comme il faut nécessairement le faire pour apprécier une oeuvre d'art.

Redmond Barry fuit Dublin après avoir tué celui qui courtisait sa belle, il se fait dévaliser en route, s'engage dans l'armée anglaise au début de la Guerre de Sept ans, retrouve un ami qui meurt pendant la première offensive contre les français. Il déserte mais est démasqué et doit s'engager dans l'armée prussienne, avant d'être envoyé comme espion chez un joueur professionnel, avec qui il se lie d'amitié, puis traverse les cours d'Europe de leur habileté au jeu. Barry décide de se marier, et jette son dévolu sur la riche comtesse Lyndon, dont le mari est mourant. A la mort de ce dernier, Barry devient Lyndon en se mariant avec la comtesse, qui lui fait un enfant, en plus de l'enfant qu'elle avait déjà avec son ancien mari. Ce fils, Sir Charles, le hait, crie haut et fort que Lyndon est un vil opportuniste. Ce dernier n'a pas d'argent, et sa cruauté envers son beau-fils lui fait perdre ses appuis dans la haute société. Son mariage est malheureux, son beau-fils part. Lyndon essaie de s'approprier le patrimoine de sa femme, la comtesse tente de se suicider, le beau-fils revient, se bat en duel avec Barry Lyndon qui, blessé au genou, doit être amputé du genou. Il n'a plus rien, seule sa mère vient s'occuper de lui, dans sa terrible défaite face à la vie.

Tout le film est d'une beauté à couper le souffle. Les décors sont léchés jusqu'au dernier recoin, l'ambiance XVIIIème est parfaite, parfaitement retranscrite. Et Kubrick a ici une manière ineffable de filmer les feuilles, qui me fait frissonner à chaque passage dans la forêt, sans que je puisse expliquer pourquoi. Élément marquant : l'usage du Sarabande de Haendel, à des moments complètement différents de l'épopée, et qui rend à chaque fois une émotion différente, comme si le film avait été créé pour tourner autour de la musique, pour explorer toutes ses possibilités. De même, il a été l'un des seuls à utiliser les costumes à la manière dont ils étaient portés à l'époque, sans qu'on ait l'impression qu'ils viennent de décendre du cintre ; il a été l'un des seuls à, pour certaines scènes, ne pas utiliser de lumières artificielles, mais simplement celle des bougies, comme pour la célébrissime scène du jeu, accompagnée par un splendide morceau de Schubert.

Mais l'élément central reste pour moi le phénomène des duels. Trois duels retranscrits devant la caméra : celui, en introduction, qui se solde par la mort du père de Barry ; celui de Barry contre le séducteur de sa bien-aimée ; celui de Lyndon contre son beau-fils. Le premier donne la tonalité de l'oeuvre, et met le film sous la chape de la mort, mort d'autant plus incompréhensible que le duel est filmé de loin, sans qu'on voie le visage des protagonistes ; l'inhumanité des armes, de l'argent, de l'ambition, donc. Le second duel nous paraît d'abord glorieux, car c'est un duel d'amour, et notre estime pour Barry grandit par son courage apparent ; mais on apprend plus tard que ce duel était truqué, que l'adversaire a simulé la mort pour que Barry parte loin ; l'échec du "bon côté" de Barry, donc. Et finalement, le troisième duel, celui filmé avec le plus d'intensité, avec un arrêt sur les visages, sur les armes, les murs, pendant de longues minutes d'une beauté incroyable. Barry Lyndon fait, pour une fois, preuve de sa bonté en tirant à terre, mais son beau-fils refuse d'arrêter le duel, lui retire dessus, et le blesse. Dans le bien comme dans le mal, Lyndon n'a pas su faire face à la vie, il s'est fait bouffer par elle.

"Barry Lyndon" est donc le film le plus littéraire de Kubrick : toute l'esthétique est mise au service de l'histoire, faste épopée qui nous met face à l'absurdité de la guerre, de l'argent, de l'ambition, et de la vie. Comme pour "Le Parrain", on ressort de ce film avec la même impression qu'après un excellent roman. Bien que les films narratifs ne soient pas instinctivement mes préférés, car j'aime plutôt les films qui explorent les possibilités propres au cinéma, qui peut transcrire le rêve, le merveilleux, l'incroyable, Je continue donc de préférer de loin "Orange Mécanique" et "2001 : l'odyssée de l'espace", même si "Barry Lyndon" fait partie de mes classiques incontournables.

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