À la fin des années 90, Batman n’est plus qu’un super-héros de carnaval, ridiculisé dans les deux navets de Joel Schumacher. Côté comics en revanche, le Chevalier Noir tient bon et vit même une de ses meilleures périodes. En 1997, le scénariste Jeph Loeb et le dessinateur Tim Sale signent un des meilleurs comics dédiés au héros, Un long Halloween. En 2001, ils en donneront une suite tout aussi aboutie, Dark Victory (Amère victoire en français) puis Loeb s’associera au dessinateur Jim Lee l’année suivante pour créer l’arc Silence. Quant à Grant Morrison (Asile d'Arkham, Batman RIP), il assure le run dédié au Chevalier Noir, lui donnant fils (Damian), nouveaux adversaires et alliés (Red Hood, Professeur Pyg) jusqu’à ce que le justicier soit "tué" au détour d’un conflit avec Darkseid (qui l’envoie en fait dans le passé), le bat-costume passant alors à Dick Grayson juste avant le New 52 et la mythologie repensée par Scott Snyder.


Le Batman se porte donc plutôt bien sur le papier, à l’inverse de son pendant cinématographique. Difficile de passer après le bordel laissé par Schumacher. Si le réalisateur de Chute libre se propose de réaliser un troisième opus plus sombre et mettant en vedette tous les anciens ennemis des Batman ciné depuis Burton (réunis par les hallucinations provoquées par un Epouvantail qui aurait probablement été incarné par Nicolas Cage), Warner préfère limiter les pots cassés et limoge le cinéaste qui partira se venger chez Columbia en accouchant de son film le plus sinistre, 8 mm (avec Nicolas Cage donc…).

À sa suite, plusieurs cinéastes se voient approchés par la Warner pour reprendre en main la franchise Batman. Suite ou pas suite ? Remake ou plutôt… reboot ?


À l’époque le terme de reboot est encore méconnu. Aucun grand studio ne s’était jamais risqué à complètement redéfinir une de leurs franchises les plus rentables. Pas même la MGM avec ses pourtant cinq incarnations de James Bond. C’est pourtant l’approche adoptée par Darren Aronofsky qui, en grand fan du personnage, mise tout sur une remise à plat de la franchise à l’écran et décide que son Batman n’aura aucun lien avec les films précédents. Le cinéaste travaillera deux ans sur le projet avant de s’enliser dans le development hell et de déclarer forfait. La Warner se tourne alors vers un jeune cinéaste britannique, pas vraiment spécialisé dans le spectaculaire, mais dont le dernier film, Insomnia, leur a prouvé qu’il avait les épaules pour diriger deux grandes têtes d’affiche. Christopher Nolan se retrouve donc aux commandes de ce nouveau film Batman et, comme son prédécesseur, opte pour l’idée du reboot (option la plus logique), engage le scénariste des très sombres The Crow : La Cité des anges, Dark City et Blade, David S. Goyer, et reprend pas mal d’idées laissées en plan par Aronofsky. L’inspiration première viendra du comic mythique Year One de Frank Miller et David Mazzucchelli qui retraçait les premiers pas d’un jeune Batman, bien décidé à combattre le crime et la corruption qui règne dans sa ville, Gotham. Il en sera de même pour le film pensé par Nolan, à ceci près qu’il piochera dans la mythologie étendue du Batverse et empruntera des éléments aux arcs Contagion et Legacy (Ra’s al Ghul voulant y détruire Gotham) et Un long Halloween (Falcone régnant sur une ville complètement corrompue, un Epouvantail voulant diffuser son hallucinogène) pour nourrir son intrigue et, tant qu’à faire, poser les rails pour une potentielle suite.


Reste à choisir l’acteur qui aura la lourde responsabilité d’endosser le double costume du nanti Wayne et du justicier Batman. Impressionné par ses prestations dans American Psycho et The Machinist, Nolan porte son choix sur Christian Bale (après avoir néanmoins casté son futur acteur fétiche Cillian Murphy, à qui il confiera finalement le rôle du psychiatre Jonathan Crane). De son propre aveu, Bale ne connait à l’époque rien du super-héros et de son univers. Au détour d’un bon gueuleton, le réalisateur, grand fan du Batverse avec son frère Jonathan (qui sera plus tard mis à contribution pour l’écriture de The Dark Knight) expose à l’acteur sa vision de l’univers du justicier et lui explique son objectif : revenir à la redéfinition du personnage par Frank Miller dans les années 80 et suivre la métamorphose d’un jeune homme rongé par la colère en vigilante vindicatif et terrifiant, bien décidé à nettoyer une métropole fictive et pourrie du mal qui la gangrène.


Se basant sur une exposition à la narration éclatée, Batman Begins débute ainsi par une scène que les fans n’attendaient pas forcément, voyant le jeune Bruce Wayne incarcéré dans une prison du bout de monde et rétamer à lui seul plusieurs bagnards. C’est dans l’obscurité de la geôle dans laquelle il se trouve enfermé qu’il se voit approché par un étrange visiteur dénommé Ducard. Aussi élégant que charismatique, ce dernier semble observer Wayne depuis un bon moment et lui propose de le rejoindre lui et son ordre, une secte de justiciers dont le fief se trouve sur les sommets de l’Himalaya. Hanté par le souvenir du meurtre de ses parents alors qu’il n’était qu’un enfant, ayant perdu fois en toute forme de justice depuis qu’il a constaté par lui-même la corruption de tous les notables de la ville que son père rêvait de sauver, Bruce accepte de rejoindre la Ligue des Ombres et suit pendant de longs mois l’entrainement de Ducard. Un lien fort s’établit entre l’élève et son mentor lequel compte bien faire de ce dernier l’instrument de la destruction de la ville la plus irrécupérable du monde, Gotham City. Incapable de suivre la ligue dans cette voie, Bruce affronte ceux qui voulaient le convertir et détruit leur fief. Fort de ses nouvelles aptitudes au combat et à l’art d’instiller la peur dans l’esprit de ses ennemis, le jeune homme retourne à Gotham, retrouve son fidèle majordome Alfred et le met à profit dans son projet insensé : débarrasser la ville de sa vermine en devenant un justicier suffisamment redouté pour rééquilibrer la balance. Batman commence…


À sa sortie, et ce malgré son succès relatif, l’impact de Batman Begins fut tel qu’il fut accueilli par bon nombre de fans comme le sauveur, un opus suffisamment sombre et fidèle aux comics pour effacer définitivement l’image navrante qu’en avait laissé Schumacher. Pas trop difficile de faire mieux à vrai dire. L’intelligence du script (cette façon de raconter les origines de façon non-linéaire), le sérieux de l’interprétation de Bale qui s’emparait ici totalement du personnage jusqu’à en faire un justicier sinistre à la limite de la folie, la qualité de la distribution (Michael Caine, Gary Oldman, Morgan Freeman, Katie Holmes, Liam Neeson, Tom Wilkinson, Rutger Hauer), la nouvelle orientation artistique bien plus fidèle à la dimension sordide des comics, tout ceci témoigne de la pertinence de l’approche adoptée alors par Nolan qui, loin d’empiéter le pas à Burton et à Schumacher, nourrit l’ambition de créer un univers plus réaliste et moderne. Sa Gotham City n’est plus la cité gothique sublimée par Burton, et surtout l’espèce de discothèque géante fantasmée par Schumacher. Dans Batman Begins, la ville de Gotham est facilement situable au seuil des années 2000 et identifiable comme New York, elle est une extrapolation de ce qu’une métropole moderne pourrait devenir de pire, à une époque où, plus que la criminalité, menace le spectre du terrorisme. Mais tout comme chez Burton et Schumacher, elle redevient le centre des enjeux, l’héritage d’un jeune et riche orphelin qui, bien incapable de défendre seul l’œuvre et le patrimoine laissé par son humaniste de père, décide de se créer un alter-ego terrifiant seul à même de rendre justice à ce que Thomas Wayne rêvait pour les bons citoyens de Gotham. Batman s’attaque donc très vite à la pègre et se trouve un allié en la personne de Jim Gordon, seul flic encore intègre de la ville. Les vieilles figures mafieuses incarnées par le parrain Carmine Falcone, ainsi que tous les pourris à sa solde seront vite coincés par ce vigilante aux apparitions et disparitions surnaturelles et aux coups toujours bien placés. Le véritable problème viendra à la fois d’un antagonisme trouvant ses origines dans la formation même du personnage de Batman (Ra’s al Ghul) et répondant aux angoisses de l’Amérique post-11 septembre, et dans ce qui s’avère être les prémisses d’un nouveau genre de criminels incarnant, tout comme Batman, l’image de la terreur et de la folie (l’Epouvantail). Mais là où les adversaires du justicier dans les Batman de Tim Burton ou dans les comics sont plus des fous criminels, propres à être enfermés à Arkham, ceux du Batman de Nolan sont plus des terroristes, provoquant le chaos général pour que le peuple s’entre-déchire (les fumées hallucinogènes déclenchées par Ra’s al Ghul pour que les habitants de Gotham s’entretuent, le chantage du Joker, la manipulation du peuple par Bane). Une thématique propre aux inquiétudes d’une époque où tout un pays voyait ses certitudes vaciller sous le poids du mensonge et du terrorisme.


Par ailleurs, on remarquera surtout que ce premier opus répond, comme bon nombre de films hollywoodiens avant lui, aux exigences de la théorie du Voyage du héros défini par le théoricien Joseph Campbell, tout en prenant des libertés avec ses figures imposées. Fort d’être parti à l’aventure et d’avoir appris auprès d’un mentor un savoir apte à en faire un héros, Bruce Wayne revient à son point de départ pour mener sa propre guerre (ses propres aventures) et, finalement, affronte son ennemi lequel n’est autre que son mentor. Une figure de sagesse inversée que l’on peut voir aussi comme une figure paternelle de substitution, elle-même hantée par ses propres fantômes et persuadée que ses actes sont un mal nécessaire. Pas un grand méchant taré, comme bon nombre des ennemis récurrents des comics originaux, mais l’adversaire le plus cohérent pour parachever la trajectoire de ce Batman débutant.


Fort de séquences impressionnantes et d’une direction artistique digne de ce que tout fan était en droit d’attendre, Batman Begins pâtit néanmoins parfois du manque d’expérience de Nolan dans le filmage de l’action. Les morceaux de bravoure n’ont pas la portée qu’on pourrait en attendre du Caped Crusader et le film, s’il bénéficie souvent de magnifiques prises de vues (ce somptueux panoramique sur le justicier surplombant la ville telle une statue inamovible) et d’un score tonitruant de Hans Zimmer et James Newton Howard, souffre néanmoins de parti-pris stylistiques parfois discutables voire carrément maladroits (certains cadrages bâclés, des séquences expédiées comme celle de Crane sur son destrier), Nolan étant alors loin de la réputation de perfectionniste qu’on lui attribut aujourd’hui. Surtout, le film perd de sa dimension réaliste dans un dernier acte halluciné riche en possibilités (imaginez si le film était allé juste un peu plus loin dans l’horreur) mais plombé par des raccourcis trop évidents et une résolution finale un rien décevante, nous laissant sur un mentor rapidement sacrifié et la sempiternelle romance impossible.


Reste que Batman Begins aura su, à son époque, répondre aux attentes en ressuscitant un personnage et une franchise laissés pour morts par quelques indélicats. Sans être un carton au box-office, le film remplira suffisamment les caisses pour convaincre la Warner que la Chauve-souris était encore rentable. La formule du reboot faisant alors ses preuves, plusieurs studios et réalisateurs en pomperont l’idée pour leurs propres franchises, avec plus (Casino Royale) ou moins (Robocop) de succès. Christopher Nolan, lui, voyait déjà plus loin en empruntant au comic Year One sa dernière planche. Une bonne façon de satisfaire le rêve des fans en annonçant l’antagonisme qui serait au centre de la suite et qui oserait se frotter à tout un pan (Nicholson) du Batman de Burton. Une séquelle portée par la nouvelle incarnation d’un ennemi mythique et qui se révélera autrement plus réussie et ambitieuse que ces pourtant très beaux débuts.

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le 29 déc. 2023

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Buddy_Noone

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