Spoiler(s) Alert.
En sortant de la projection de Beau Is Afraid (2023), je me suis empressé de lire quelques critiques. Certaines sont riches, il est vrai, mais d’autres débordent d’une simplicité et d’un manque de considération qui, à mon sens, galvaudent le chef-d’œuvre d’Ari Aster. J’ai trouvé cela dommage. C’est pourquoi j’ai décidé d’écrire ma propre critique.
Il s’agit d’abord d’appréhender le film. Beau Is Afraid. Joaquin Phoenix dans le premier rôle. A24. Un film catégorisé dans « horreur/comédie ». 2h59 de long-métrage qui présagent une odyssée plus qu’un film. Un synopsis limpide, trop limpide. Et, derrière tout cela, Ari Aster ; dramaturge hors pair et personnage de démiurge à qui l’on doit, entre autres, Hérédité (2018) et Midsommar (2019). Dès lors, Beau Is Afraid constitue-t-il l’aboutissement d’un triptyque si bien introduit, ou bien emprunte-t-il un chemin nouveau, une nouvelle approche de l’angoisse et du cinéma d'horreur ? D’entrée de jeu, beaucoup de questions.
L’expérience commence dès la file d’attente pour acheter les billets. Au-dessus du guichet, une affiche qui interroge. D’une part, trois mots gravés en lettres d’or : « Beau Is Afraid ». Un titre factuel qui se détache de celui de ses deux grands frères - « Hérédité » et « Midsommar » - par le fait qu'il décrit plus qu'il suggère. En outre, j’aime y apercevoir un gallicisme oxymorique, reflet d’un chaos inhérent au protagoniste : la beauté s’oppose à la terreur, la beauté est la terreur, la beauté au service de la terreur. D’autre part, quatre personnages en blouse grise : quatre Beau à quatre âges différents. Il apparaît, d’ores et déjà, une volonté de confondre les temporalités. Par ailleurs, les deux personnages au premier plan fixent le spectateur : ils véhiculent, d’une part, la peur, et de l’autre, l’envie de briser le quatrième mur.
Il s’agit ensuite de détailler la « première lecture ». Nous l’avons souligné, Ari Aster est un dramaturge et l’affiche de son film a pour objectif de briser le quatrième mur. Cela justifie l’interprétation de Beau Is Afraid comme une pièce de théâtre en cinq actes – nous aurons par la suite l’occasion de mettre en avant la dimension théâtrale à plusieurs reprises –. L’acte I se déroule dans une ville newyorkaise sous l’emprise d’une violence sans nom et fait le portrait de Beau, apeuré, qui cherche à rejoindre sa mère. L’acte II se déroule dans une grande maison, chez un couple bourgeois ; le mari, chirurgien, a soigné Beau. On notera le contraste entre les deux premiers actes, remarquablement accentué par la scène où Beau se réveille, le visage couvert de plaies, dans une chambre d’adolescente décorée par des posters de k-pop. L’acte III se déroule dans la communauté du théâtre ambulant (il fallait bien une secte !). L’acte IV conte le retour de Beau dans la maison de sa mère puis s’étend jusqu’au combat avec l’énorme phallus (nous aurons évidemment l’occasion d’y revenir). L’acte V clôture le film par la fuite de Beau en barque sur la mer, puis par le jugement dernier avec audience qui rappelle le dénouement de The Truman Show (1998).
Avant tout, je tiens à souligner la manière dont les musiques du film sont en parfait accord avec les plans qu’elles ornent ; par moments sombres et sourdes, presque silencieuses, pour appuyer l’angoisse, par moments légères et puériles, pour servir l’absurdité et accentuer le contraste « horreur/comédie ». Cela étant dit, nous avons mentionné plus tôt une volonté de confondre les temporalités suggérée par l’affiche : elle se révèle dans le film. Plusieurs scènes en témoignent, nous en relevons quelques-unes en faisant référence aux différents actes. Acte IV – Beau est enfermé une nouvelle fois dans le grenier, et retrouve un autre lui-même, le Beau enchaîné depuis ses dix ans. Acte III – Beau prend la place du protagoniste de l’histoire contée dans la pièce de théâtre : cette histoire devient la sienne. Et, au cœur de cet enchevêtrement spatiotemporel, un objet rattache Beau à sa réalité : la statuette blanche qu’il souhaite offrir à sa mère. Mais quelle est cette réalité ?
Par ailleurs, l’acte I dessine et creuse le visage de Beau. Beau est un personnage névrosé, accablé d’une terreur du monde – peut-être est-elle salvatrice de ce monde ? –. Beau est constamment enfermé ; dans son appartement d’une part, dans son angoisse de l’autre. Une scène marquante durant l’acte I constitue alors un tournant : alors que Beau court acheter une bouteille d’eau pour prendre ses pilules, le quartier entier s’empare de son appartement. Beau subit alors une double aliénation ; matérielle d’une part puisqu’il perd son logement et doit dormir sur un échafaudage, et de lui-même de l’autre puisqu’il devient spectateur de lui-même et se subit jusqu’à la fin du film. A mon sens, Joaquin Phoenix incarne merveilleusement ce sentiment de dépossession.
Il s’agit enfin, contrairement à certaines critiques, de prendre le temps d’interpréter et de discuter. D’abord, nous l’avons mentionné, Beau Is afraid dure 2h59. Certains défendent que cela est trop long. Je ne partage pas cet avis. Certes, si nous nous concentrons sur le fond, la trame de l’histoire est explicitée dès les premières minutes : Beau doit rejoindre sa mère. Néanmoins, l’histoire même constitue-t-elle l’enjeu du film comme cela pouvait être le cas dans Hérédité ou Midsommar ? Certains estiment qu’Ari Aster aurait dû faire de cette odyssée une mini-série en cinq actes. Serait-ce le bon format ici ? A mon sens, croire que l’histoire est au centre de ce film est comme naviguer à contre-courant. D’ailleurs, Ari Aster a prédit ces critiques et s'en moque. En effet, durant l’acte II, Beau est assis devant la télé, chaîne 78, où défilent les images de son passé, puis de son futur ; les deux heures de film restantes sont ainsi dévoilées au spectateur. Pour cause, le but d’Ari Aster ne fut pas d’établir une intrigue complexe mais d’entraîner le spectateur dans une interminable chute, et que le spectateur ressente cette chute. Le moyen plus que la fin. En outre, à mon avis, le format mini-série ne conviendrait pas puisqu’il briserait la continuité de l’œuvre et la recherche de lenteur dans la chute. Il faut prendre le temps de considérer le visage de Beau qui se laidit, qui se ferme, qui se durcit, qui plonge dans une incompréhension du monde et de lui-même. Cette déconstruction est un processus lent qui demande du temps.
Mutatis Mutandis, la chute n’est pas le seul dessein d’Ari Aster. Beau Is afraid est un film théâtral et la dimension théâtrale n’est pas seulement esthétique. Elle permet en outre de peindre une angoisse qui s’articule autour d’une quadruple psychanalyse : du protagoniste, de l’Amérique contemporaine, du spectateur et du dramaturge. D’abord, Beau fait l’objet d’une auto-psychanalyse freudienne tout au long du film. D’une part, à propos du rapport mère/fils, retenons l’incipit dans le vagin de sa mère, c’est-à-dire l’attachement aux entrailles, qui entraîne par la suite une sur-possession toxique et destructrice, ou encore le refus d’aller au bain, repère diégétique, qui prend forme de diverses manières. D’autre part, en ce qui concerne le rapport à la sexualité, retenons l’exploration de l’enfant – avec Elaine sur le bateau de croisière –, la satire – durant la scène de l’énorme phallus –, et l’apothéose – lors de la scène de sexe dans le lit de la défunte mère. Ensuite, Beau Is afraid dresse la psychanalyse d’une Amérique contemporaine fragilisée par une jeunesse tyrannique – incarnée par l’adolescente toxicomane qui finit par se droguer à la peinture –, par une violence de rue exposée dans l’acte I, par un « American Dream » de plus en plus discuté – les couleurs de cartes postales idylliques durant les scènes sur le bateau de croisière en font la satire. Par ailleurs, le spectateur lui-même fait l’objet d’une psychanalyse. La scène de fin en témoigne, où l’audience du tribunal s’en va à mesure que le public du film s’en va. En effet, le spectateur cherche à se rassurer et à se raccrocher à un sens quelconque qu’il scrute dans chaque recoin du film, alors que le sens est clair, la trame est limpide ; les trois heures du film ne servent qu’à l’entraîner dans une chute. Enfin, Ari Aster fait lui-même l’objet d’une psychanalyse. Nous pouvons employer le terme de « métathéâtralité » pour la caractériser. Pour cause, Beau is afraid implique une réflexion sur le cinéma lui-même et sur la manière dont il s’inscrit dans l’œuvre d’Ari Aster. Le cinéaste érige un théâtre au service d’une introspection : après des années de carrière, il cherche à se renouveler, à apprendre davantage, à se sentir évoluer encore. L’apothéose de ces psychanalyses survient lors de la scène du combat avec l’énorme phallus (en voilà le sens !). En effet, bien que Freud se retourne sûrement dans sa tombe, cette scène burlesque et déconcertante constitue une ultime rencontre entre le Moi, le Ça, et le Surmoi – qui se croisent deux à deux à de maintes reprises durant le film -. Beau, qui arrive dans le grenier, incarne le Moi, la partie consciente de sa personnalité. Ari Aster incarne le Ça en sublimant son art par ses pulsions : le phallus en est le vecteur. Le Surmoi intervient dans l’interdiction parentale : « Mais c’est interdit [de monter dans le grenier] ». Cette apothéose déroutante marque le début de l'échappée de Beau, en barque sur la mer, par un tunnel sombre, comme par son propre urètre, pour finalement être jugé, en tant que « guilty », par l'audience, reflet d'un public qui juge au même moment le dénouement de cette odyssée.
Beau Is afraid, pour terminer, est un film qui surprend et qui épuise. A mon sens, il ne constitue pas l’aboutissement d’un triptyque introduit par Hérédité et Midsommar, mais plutôt le renouveau de l’artiste et la quête d’un genre nouveau.