Une ouverture qui rappelle l'ère des années 80s-90s durant laquelle un certain nombre d'œuvres de Tim Burton s'ouvraient par un générique parcourant tout un espace, une ville comme dans le premier Beetlejuice, des soucoupes volantes dans Mars Attacks, un cimetière avec le nom des acteurs gravés sur les tombes dans Ed Wood, longtemps que le réalisateur n'avait pas souhaité revenir en de tels lieux, aujourd'hui symboles d'une filmographie considérée par la postérité comme étant à son point d'orgue. La caméra arpente les rues pour se siller un chemin jusqu'à la fenêtre qui dessinera l'ombre de Lydia Deetz. Ainsi les présentations ne seront pas faites directement avec le personnage incarné par Winona Ryder, mais plutôt avec son double, condamné à être l'ersatz d'une figure iconique et intemporelle. La voilà assise, prête à lire son texte, pour la télévision. Elle est une image, cernée, entre deux chaises, un tapis, des spectateurs au fond de la salle, des meubles, des décors recréant l'intérieur d'une chaumière alors que perche, et techniciens sont présents aux alentours.


Tout est déjà écrit, tout est calculé, l'espace est piégé au sein d'une scénographie, Burton crée l'environnement propice à son propre enterrement en officialisant son entrée dans un univers où tout est attendu, scripté, codifié, et il enferme ses personnages avec lui dans cet Enfer. L'aveu d'échec semble là, le dernier souffle d'un cinéaste donné pour mort depuis des lustres soudain enregistré par son propre regard cinématographique. La tension est déjà présente, invisible, un mort ne peut pas assister et officier à son propre enterrement.


Mais rien ne semble nous avertir de cette anomalie, la bouche de Winona exhale un script et Lydia s'enferme dans l'inertie à laquelle son fauteuil la condamne. La recherche de l'inspiration perdue est un chapitre clos auquel ne se succédera jamais une inspiration retrouvée, la comédie ou la farce se perpétue, et la caméra continue de tourner. Quand soudain un monstre qu'on avait oublié, une figure anthologique dont on croyait s'être débarrassé, refait surface, et sème le chaos dans un univers scénographié, scripté, trop structuré et constamment embourbé dans une histoire vouée à se répétée et à s'organiser autour d'éternels refrains. Le Destin surécrit de l'artiste en panne d'inspiration est contourné par l'irruption anachronique d'une engeance d'un autre temps, qui vient déjouer le fatal dénouement et casser le cycle.


Mais qu'est-il arrivé à Tim Burton pour en arriver à débuter de façon si peu conventionnelle son film? Lui qui a très souvent mit en scène des œuvres certes originales, mais organisées, structurées, imbriquées dans une temporalité qui œuvre à faire entrer progressivement le monstre et la persécution de celui-ci au sein de cette même structure, comment en arrive t-il à casser cette structure, et à désorganiser sa nouvelle contribution de façon à détourner son univers de tout enracinement dans une temporalité quelconque? Car il faut bien inscrire ses schémas narratifs au sein d'une temporalité déterminée pour qu'ils se répondent les uns les autres, comme dans le très classique schéma introduction - élément perturbateur - péripéties - résolutions - conclusions, et dans le cinéma burtonien, cela c'est incarné autour d'une figure marginale pénétrant un monde qui lui est étranger, attirant vers lui une forme d'attraction avant d'inspirer de la répulsion. Le choix de rompre et de déjouer cinématographiquement ce cycle n'est donc pas anodin chez le cinéaste qui a dépeint des monstres dont le point d'orgue artistique s'est toujours conjugué à la fatalité inexorable de la persécution, que le temps prépare toujours dans ses coulisses et qui ne peut jamais être que retardé. La vie de Tim Burton s'est toujours retrouvée enfermée dans la caméra et ses cycles, sa marginalité le préparait à un regard de cinéaste en lui conférant presque un pouvoir occulte de divination, lisant les lignes du destin de personnages voués à l'abîme, à l'abjection, et au rejet, perçant à travers jours l'œuvre du Temps. Alors comment en est-il arrivé à rompre avec cette formule?


Revenons donc cinq ans auparavant pour éclairer ce diagnostique. Dumbo faisait irruption dans les salles de cinéma et apportait avec lui son lot de réactions contrastées. Certains parlaient d'un film personnel de Burton, de retrouvailles avec les thèmes qui lui étaient chers, d'une forme de résurrection. Pour d'autres, et ce point de vue a fini par prédominer après une courte parenthèse de clémence, il s'agissait au contraire d'un film parmi les plus désincarnés, les plus dépourvus de son univers visuel. Et pourtant, jamais une œuvre de Tim Burton n'aura été aussi près de l'autobiographie. Ce qui ne signifie guère que Dumbo est le meilleur ouvrage du cinéaste, mais il est à mes yeux un indispensable pour qui veut vraiment comprendre le natif de Burbank, son univers, sa personnalité, ses sentiments. De même que sa filmographie durant les années 2000-2010s n'a à mon sens aucune raison d'être occultée, au contraire, si vous passez outre, vous serez, je le pense, au risque de le méprendre, et de méprendre des problématiques qui au fond, se sont toujours posées à lui, y compris dans sa période de gloire. Ce pan de son œuvre en dit énormément sur lui, et tout ce qu'il a fait dans les années 80s-90s annonçaient le Destin qui l'attendait dans les années 2000s-2010s.


Quand on y réfléchit, Dumbo est sans doute un des films les plus sombres, en tout cas un des plus tragiques, dans l'univers du cinéaste. L'introspection est présente partout, jusque dans sa conclusion, des plus dévastatrices. Dumbo finit par revenir dans son environnement naturel après n'avoir pas su se faire une place dans le monde des hommes. Il y a clairement un effet miroir avec la situation de Burton, qui, en situation de perdition artistique préfère alors renoncer, face à des producteurs qui ne lui permettent pas d'exprimer sa singularité, face à des critiques qui ne le comprennent plus, face à un public qui ne le comprend pas non plus.


Il y a réellement une période d'errance dans la filmographie de Burton, mais elle est intéressante, car elle en dit énormément sur lui. Sur son incapacité à communiquer ses sentiments et à les faire comprendre, à leur faire trouver une résonance. Dumbo est en soi le personnage le plus radicalement burtonien parce-qu'il est... Mutique. Cela le place en insularité totale vis à vis des hommes qui entrevoient le monde à travers le langage et construisent à travers les mots une compréhension, un regard. Dumbo ne peut s'exprimer, à partir de là il est destiné à la méprise, le public le regarde d'une certaine façon, les critiques d'une autre, ceux qui l'exploitent d'une autre encore, et Dumbo au milieu de tout ça est perdu, il ne se retrouve pas dans ce qu'on dit de lui, il ne s'accorde pas avec les narratifs qu'on érige sur son cas, son mutisme à la fois instaure une distance entre sa nature authentique et le regard auquel il est exposé, regard qui s'avère incapable de l'aborder et de l'évaluer à sa juste valeur, et dans le même temps ce mutisme l'expose précisément à cette injustice car il est incapable de se défendre, de plaider sa cause.


Burton au fond a t-il jamais trouvé le langage qui lui corresponde, y compris dans sa période de gloire? Ses sentiments il les exprime à travers les spectres de l'expressionnisme allemand, des films d'horreur et de science-fiction old school assez cheaps, parce-qu'il est malmené par une condition erratique, par une étrangeté qui l'isole complètement du reste des hommes et le rend inaccessible à ceux-ci et à partir de là, il est au dépend d'une certaine altérité pour recomposer un langage qui sans être le miroir de ses sentiments lui permet tout du moins de reconstituer la trace de son errance, de sa perdition à travers des vieilles figures anthologiques, des vestiges d'un cinéma d'un autre temps déposés là, anachroniquement, qui ne correspondent plus aux canons de notre époque et ne sont plus susceptibles d'être compris par celle-ci, qui par là-même deviennent une façon de signifier le caractère incompris du metteur en scène. Tout comme Dumbo, Burton a pour mission d'avancer à travers un monde, des figures, des codes dont il ne comprend pas exactement le sens, qui érigent autant son chemin en tant qu'artiste que sa propre perdition cinématographique, car ses propres choix, son propre langage, ses propres codes peuvent se retourner contre lui, et déployer une signification qui lui avaient échappé. Dumbo réalise des gestes qu'on lui ordonne d'exécuter et qu'il ne comprend pas tout comme Burton obéit à des figures, des sources d'inspirations vouées à se transformer en père fouettard d'un artiste manipulé et malmené.


Dumbo abrite une concentration de souffrances, au point que le film est même dépourvu de ces figures que Burton convoque, son étrangeté n'apparaît même plus, il devient dépouillé de toute ses inspirations et de toutes ses façons de tout du moins réveiller cette altérité qui lui est si chère dans des images, dans une expression artistique, tout ça est refoulé dans le mutisme de Dumbo, comme si le verdict des producteurs, du public, des critiques avaient fini par avoir raison de lui. Comme si cette façon que Burton avait eu de sauvegarder son errance en l'installant au sein de l'image, en lui assignant un Temple dans le montage cinématographique, avait été broyée, mise à feu et à sang. Ses refuges d'autrefois ne sont plus susceptibles d'être reçus, entendus, la communication s'est brouillée, la fatalité de Burton, qui le condamne à être incompris de tous, le rend inapte également à rendre son public, les producteurs, les critiques, réceptifs à ses codes, à ses figures d'un autre temps, après tout ne l'accuse t-on pas de sans cesse se cramponner à elles sans savoir se réinventer? C'est bien là la signification de son propre langage qui jusqu'alors lui avait échappée. Sa porte de sortie s'est refermée sur lui tel un piège. Alors ces figures, ces codes doivent à leur tour disparaître, et recomposer d'après leur absence le chemin de croix d'un Dumbo mutique, sans voie de secours, sans expressivité artistique. Dumbo est un projet par essence insatisfaisant, sans solution. Mais c'est ce qui en fait aussi un geste pur, radicalisant à l'absolu le décalage de son protagoniste, contemplant le vide qui s'étend devant lui, alors que plus aucun code cinématographique ne peut le protéger, et là constatant sa propre misère, l'inspiration renaît, et il vole de ses propres ailes...


Dumbo était également sous la chapelle du chapitre ouvert par Big Fish. Ce parc que l'on voit brûler après cette succession d'images d'un Dumbo représenté en clown, c'est une façon pour Burton de se défier de ceux qui se sont donnés pour tâche de lui faire arborer les masques de la corruption artistique. Dumbo est traité en clown par ses exploiteurs tout comme Burton l'est par Disney, mais dans le même temps, Disney ne le reconnaît il pas par les moyens de son contrat comme un collaborateur? Qui est le clown dans l'histoire, le clown ou celui qui traite en clown un partenaire? Le film est le résultat d'un contrat entre Disney et Burton, mais en un sens, c'est Disney qui l'a rompu, ou qui a fait de ce contrat une clownerie, une parodie. Notez d'ailleurs que dans Beetlejuice Beetlejuice beaucoup de problèmes sont résolus par des vices de procédure....


Beaucoup ont accusé Burton d'hypocrisie à prétendre brûler la maison Disney dans son film et faire un geste protestataire tout en le faisant pour leur compte, mais le pêché d'hypocrisie a bien plutôt été initié par la boîte de production aux grandes oreilles, à partir de là le contrat n'a plus qu'une valeur symbolique sans signification réelle et Burton a tout les droits de le congédier. Et c'est là où le film est dans la suite logique des réflexions initiées par Big Fish, là où tout n'est que mensonge, lorsque plus personne n'est engagé, chacun peut faire valoir le narratif qui lui est propre, et à partir de là le récit se construit, sur son lot de légendes et de mythes, mais ce n'est pas par manque de sincérité. Le héros de Big Fish n'était-il pas lui-même un authentique menteur? Ses mensonges n'étaient-ils pas sa façon de se reconnaître et de se faire apprécier pour ce qu'il est authentiquement, un narrateur, un conteur? C'est aussi ça cette succession de figures qui chez Burton renvoient vers une altérité, cette impossibilité à porter différences variations, interprétations à se réconcilier sur une quelconque base qui serait la vérité, qu'est-ce être un menteur lorsque dire vrai c'est mentir et trahir la vérité c'est être vrai? à chacun de trouver sa réponse à cette question. à accuser Burton d'hypocrisie, on servirait bien plutôt le narratif des producteurs véreux qui se servent de leur pouvoir pour éteindre toute critique, sous prétexte qu'on leur est redevable. Il faut faire un choix, je sais quel narratif me séduis.


Burton va très loin d'ailleurs dans cette histoire de narratif. Quand la petite fille dit à un moment donné à Dumbo: "Voles de tes propres ailes", alors au premier coup d'œil ça fait très niais, très Disney dans l'âme, mais c'est aussi l'histoire de Burton, et c'est là où le film était malin, c'est que vu que le contrat est rompu, Burton peut même vandaliser les figures et les codes de Disney pour les réintégrer dans son univers. Même chose pour cette femme habillée en sirène.


Et on en vient finalement à l'aspect scénographie, à laquelle Beetlejuice Beetlejuice me semble répondre dans son introduction. Les numéros de Dumbo sont ultra scénographiés. On a l'orchestre, les danseuses, les costumes, Dumbo repeint tragiquement en clown, chaque apparition est millimétrée, codifiée pour s'adapter à l'ensemble. Les personnages (et Dumbo lui-même) hypnotisés par une artificielle scène d'éléphants roses recrée au rythme de la cadence voulue par un être imposant ses directives et limitant, cadrant dans une temporalité déterminée le moment (être symbolisé par le chef d'orchestre qui clôt la scène). Et Dumbo, qui ne parvient à répondre au cahier des charges, déçoit la foule, se prend des projectiles dans la gueule par un public insatisfait, est dépassé par une situation alors que le feu menace de le brûler, et précisément, au point d'acmé de cette nudité, de cette impuissance, de cette impréparation, de de décalage ainsi précisé entre ce protagoniste et ce qui est attendu de lui, l'inspiration est retrouvée, il vole.


Burton capture le moment où lui-même, en tant que cinéaste, à travers Dumbo, devient le monstre intronisé par ses propres films, Dumbo se prend des projectiles comme Frankenstein brûle dans son moulin harcelé et cerné par fourches. On pense durant cette scène au Bossu de Notre Dame, encore une fois Disney vandalisé dans sa propre œuvre. Le temps du Burton pris dans la monstruosité que sa caméra annonçait depuis ses tout premiers films est arrivé. Le voilà mis en bans, rejoignant Frankenstein, Dracula, et Edward au sein du rang des créatures abjectes et vilipendées, auxquelles on a accordé l'estime (alors pas forcément l'estime mais le trait commun est qu'il y a toujours une opposition attraction/répulsion) avant de leur faire souffrir les affres de la réprobation publique. Il signe là sa tragédie ultime à travers une fin de carrière décriée, malmenée, le voilà sous le sceau de la déchéance artistique proclamée et autoproclamée.


Burton renonce, et pourtant.... Cette renonciation précède l'instant de l'inspiration. Dumbo vole et quitte la scène, Beetlejuice apparaît et fout le bordel. Tim ne se laissera plus meurtrir par l'œuvre du Temps. Bellucci, démembrée par la narration d'un Beetlejuice contant l'œuvre de sa rage, refait surface et se recompose, marchant sur les pas de La Fiancée de Frankenstein, cette femme façonnée par un homme et refusant cependant d'obéir à la nature qui lui a été imposée. Elle refuse de se laisser déterminée et enterrée par l'œuvre du Temps, "on ne naît pas femme, on le devient", et Bellucci ne laissera à rien le soin de raconter ce qu'elle est, sa réapparition précèdera d'ailleurs chronologiquement le récit de sa mort, sa présentation comme une sorcière farouche, la résurrection ne se laissera pas cadrée par l'heure de la dernière heure. Cette scène associe la créativité à une vision extraordinaire du réalisateur qui a vu comment œuvrer à contourner les pièges de la cinématographie et les rouages du temps avec un regard de cinéaste et demeurera une des plus emblématiques du metteur en scène.


Les envolées de Dumbo étaient voulues comme des moments purement anachroniques, voués à se recomposer et à prendre un sens nouveau à l'avenir, et c'est ce que Beetlejuice Beetlejuice accompli. Tim Burton semble bien décidé depuis quelques années à montrer à travers ses films qu'il a une vision de l'avenir, de son propre avenir cinématographique, le film qu'il fera cinq ans plus tard est déjà installé dans l'image produite cinq ans auparavant. C'est certes le cas avec cet écho que Dumbo faisait à Beetlejuice Beetlejuice, mais Miss Peregrine l'avait déjà fait avec sa façon, montrant un de ses bambins installant un cœur dans un éléphant mécanique, artificiel, désincarné, et amenant la vie à l'intérieur, annonçant un Dumbo certes malmené par des codes le limitant, mais revigoré par un cœur en lutte. Cette scène où les spectres de Ray Harryausen affrontent des créatures numériques prend alors encore un autre sens, celle certes de la confrontation entre un cinéma d'antan, plus authentique, et d'un cinéma plus artificiel et moins crédible, celle également d'un âge d'or Burtonien en conflit avec les moyens qui lui sont donnés, celle encore d'un cinéaste pris au piège mais préparant une lutte afin d'écraser par une patte d'éléphant un monstre en costard, bien installé dans la société et allégorie du profit et de la réussite.


Miss Peregrine répondait lui-même dans une scène à la fois à Sweeney Todd et Ed Wood, présentant en commun avec le premier ce très long quai que Sweeney et Mrs Lovett parcourent dans une vision imaginée par celle-ci au rythme des paroles de By The See. Quant au second, il s'agit tout simplement du train fantôme au sein duquel Ed Wood confie à son nouvel amour son intérêt pour le travestissement, dans un moment de parenthèse, le regard bienveillant de Burton laissant alors le temps à une confidence et à cet entretien. Deux références en une scène, convoquant pour la première un film considéré comme faisant partie de la période inférieure du cinéma de Burton, pour le second la partie considérée comme supérieure. Notons d'ailleurs que pour la scène de Sweeney Todd, on est effectivement face à des personnages parcourant et se perdant dans un long quai donnant sur la mer, alors que le personnage qui imagine cette scène est lui même perdu dans des rêveries en décalages avec ce que la réalité pourra lui offrir, il y a là la traduction visuelle d'une errance, d'une perdition, symbolique de l'état de perdition attribuée à la filmographie de Burton dans ces années. à l'inverse, Ed Wood était quant à lui bien à l'abri avec sa compagne dans un train fantôme, dans un moment qui d'ailleurs apparaît comme une parenthèse, nullement empêtrée dans les rouages d'un récit le menant à sa tragédie, Burton avait alors manipulé la structure de son récit de façon à faire de ce moment une pause dans une temporalité amenant inexorablement ce personnage à sa monstruosité de cinéaste sans talent, un moment de tranquillité, il le met à l'abri des affres du Temps. Les deux passages auxquels il est fait référence sont contradictoires l'un et l'autre, apparaissent à deux versants opposés dans le cinéma de Burton et traduisent cette tension. Une tension assez électrique qui amènera dans Beetlejuice Beetlejuice un Danny De Vito venu d'un autre temps, apportant avec lui toutes les caractéristiques du Pingouin et tout les traits de désuétudes du cinéaste Burton en perdition, à déclencher le contact électrique qui ramènera Monica à la vie avant que Tim ne se débarrasse à travers elle de cette autre figure tutélaire.


Miss Peregrine d'ailleurs, derrière ses airs de film faussement facile et simplet, mettait lui aussi en scène l'état actuel de la filmographie du cinéaste. Burton ne glisse pas sa caméra à l'intérieur du train fantôme, on n'y est jamais à l'abri, toute ses images se retrouvent exposées, à Ciel ouvert, à l'œuvre du Temps. La temporalité du film est d'ailleurs toujours entravée par des allusions, des irruptions anachroniques d'autres œuvres de Burton. On revoit pas mal la banlieue d'Edward aux Mains d'Argent au début du film, les instants de moquerie et le personnage en marge de la société, un mauvais souvenir d'école où le protagoniste raconte en pleine classe les récits de son grand père et subit ensuite les moqueries, ce sont des moments qui interrompent le récit et qui font échos à ce que Burton a déjà pu amener sur le terrain dans ses œuvres précédentes. On a aussi le droit aux moments en stop motion, à une allusion à Big Fish avec le personnage principal qui évoque tout les chemins qu'il a traversé juste pour retrouver sa fiancé, narrant ainsi une histoire incroyable. ça peut apparaître très codifié au premier abord, très répétitif, sans inspiration, mais en vérité je vois au contraire plutôt là un geste artistique innocent, d'impréparation. Jake n'a pas de temps pour lui, même quand il entre pour s'isoler dans sa chambre, aussitôt assit une personne entre, il subit constamment la présence de son psychologue, de son père, les deux d'ailleurs le poursuivent et le traquent partout, il n'a pas une temporalité en laquelle il est à l'aise et il peut s'installer. ça traduit la situation d'un cinéaste qui ne sait plus comment respirer, qui est empêtré dans des rouages et des mécaniques dont il n'a plus le temps de s'extraire, qui est visité sans cesse par les spectres de sa filmographie passée, il est pris au piège et ne peut plus prévenir sa situation d'errance artistique, il n'a plus le temps, il est pris dans les requêtes et les exigences du studio, il doit opérer avec.


Cette impréparation lui permet cependant d'exprimer d'une nouvelle façon l'incompréhension d'un personnage face à l'environnement qui l'entoure, son incapacité à le décoder. De nombreuses scènes semblent trop écrites, très prévisibles, il est évident dès le départ que la psychologue se révèlera tôt ou tard comme un méchant, que le photographe aussi, etc. Mais je crois que c'est justement ce que veut montrer Burton: c'est évident mais pas pour Jake, qui est en incapacité de comprendre la situation sociale qui se présente à lui, c'est un inadapté, il est en décalage. Son père lui-même qui passe pour tout à fait normal se laisse hypnotiser par le photographe. Nous mêmes en temps que spectateur, décontenancés par des procédés cinématographiques qui semblent écrits, artificiels, nous sentons en décalages vis à vis de ce que le film propose. C'est je crois ce qu'a voulu provoquer Burton.


Le réalisateur s'est présenté sous un jour très joueur, la seule scène d'action du film n'est pas filmée comme telle et se présente dans une attraction, et tous les instants qui la parcourent s'enchaînent tels des jingles qu'on met dans la juke box, l'arrivée des squelettes, l'arrivée des sépulcreux, le combat entre eux, les projectiles colorés jetés pour révéler les sépulcreux, la musique qui accompagne l'ensemble donne bien cette ambiance, le manège tourne comme si on faisait tourner des disques rayés, la scène est en fait filmée de manière très ludique, mettant même en scène dans un caméo Burton apparaissant furtivement et impréparé, sans temps pour respirer et se prenant un projectile. Le passage d'un monde a un autre est souvent marqué par une ellipse, ce qui renforce le sentiment de décalage, le personnage abandonne toute les ressources qui le supportent et entre dans un univers où il n'est guère sûr d'être suivi ou compris, la raison même ne peut y prendre racine, il passera pour fou. Notons que les particuliers sont enfermés dans une boucle, ils se veulent à l'abri du Temps, mais encore une fois, le temps fait son œuvre et des monstres en costard les guettent, instrumentalisant la naïveté d'un être en décalage pour parvenir à leur fin. Les vieux codes ne suffisent plus, et les radotages d'un vieillard non plus, des monstres rôdent et il faudra qu'ils éliminent les figures tutélaires pour que le héros les comprennent enfin et fasse un saut dans le temps pour les retrouver. Burton ainsi nourrit les perditions de son univers et de ses personnages pour, à travers leurs errances, retrouver la trace des figures qui, en un autre temps, enchantèrent son cinéma et créèrent un miracle artistique. Ce n'est que par un certain dépouillement et un deuil qu'elles perdent progressivement leur caractère encombrant et donnent un certain souffle à une trajectoire finale de retrouvailles. Les producteurs eux-mêmes, qui utilisèrent et pervertirent le miracle et l'innocence de Burton, se retrouvent ainsi conjurés par ce Baron volant son identité à Jake mais étant ainsi pris pour lui par un de ses comparses et éliminés pour cette raison. La malédiction de l'incompris se rejette sur ceux qui l'ont crée, l'incompris maudit celui qui l'a maudit, le traqueur est traqué et le vol de l'identité artistique se retourne contre l'auteur du larcin. Et là Dumbo et ses actes de vandalismes à la maison Disney, tout est comme déjà préfiguré...


Et là on va être obligé de reparler à travers la question du vol d'identité du mensonge dans la filmographie de Tim Burton. ça vous a jamais interpellé que cette question soit aussi présente dans un univers où pourtant les personnages doivent leur marginalité à leur singularité, à leur sincérité? Ils sont eux-mêmes et ne sont pas capables de passer pour autre chose. Alors comment se fait-il que la thématique du mensonge soit si présente? Dans Beetlejuice Beetlejuice le mensonge domine les intrigues... Justin Theroux ne cesse de mentir à Winona sur ses affections, Jenna est victime d'un menteur qui prend les traits d'un amoureux et qui veut lui voler son existence, Beetlejuice jure sur l'âme de sa défunte maman et se met à brûler, il est lui-même victime de la trahison de Monica, et enfin nombre de situations sont réglées par des vices de procédures, nous l'avons dit auparavant. Tout d'abord, Burton est un cinéaste, sa vie l'a prédisposé à cette dimension, c'est à dire qu'elle s'incorpore à un univers d'artifices, de fictions.


Tim Burton a en effet recherché dans le Temps un abri, retrouvant un autel et une inspiration dans des figures enregistrées, des figures venues d'un autre temps et ayant demeuré à travers le Temps, parce-qu'elles le révèlent dans sa marge, dans son inadéquation à tout code. Il avance à travers elles dans une temporalité autre, divergente. Edward aux mains d'argent convoquait lui-même le cinéma gothique, la figure rassurante de Vincent Price, les visuels expressionnistes, des formes revêtues par de la végétation, par la glace, qui sont pour lui de multiples occasions d'œuvrer et de faire intervenir sa créativité, avec lui la glace devient stèle, la stèle devient modèle, et de l'aura qu'il fait émaner, de l'évocation qu'il dégage, il devient source d'inspiration, une figure anthologique qui fait traîner l'inspiration et la créativité telle une neige qui se dégage des blocs de glace. Une rencontre a eu lieu, Vincent Price, l'expressionisme, et le temps de ce tête à tête, l'inspiration est venue, la créativité de Burton, retenue au sein du Temps, trouve l'occasion de se dégager, Burton, à la merci du temps, a obtenu un miracle, mais ce miracle est le pendant de la monstruosité qui le guette. Car autant que source d'inspiration, exploration pour Burton de sa singularité d'artiste ces figures tutélaires peuvent être également occasion d'une répétition, calque, fausseté, mensonge. Il est pris dans un piège, et toute les images s'enchaînent pour faire signe vers ce piège, jusqu'à la main agacée et impatiente d'une femme qui à travers la cadence (il est toujours question de temps) de ses doigts tapant sur sa porte signale qu'elle souhaite clore la porte à une personne, en marge elle aussi à sa façon, scène qui déjà signale que son intérêt pour Edward ne sera qu'artificiel, que la mécanique d'une traque prête à se refermer. Le rêve devient un film, une fiction en décalage avec le réel, et la vie d'Edward se transforme en cauchemar, et annonce à Burton son cauchemar futur.


Ed Wood est lui-même un personnage croyant désespérément être un grand cinéaste. Il vit dans un monde de fictions, de mensonges. Cela affecte également ses relations, il est tellement emporté par ses rêves qu'il ne prend pas le temps de prendre en considération les affects de sa compagne, et multiplie les déclarations et actes qui vont amener la séparation. Son rêve parasite sa réalité, et nombre de scènes montrent qu'à la pénurie des moyens de production se conjugue la pénurie d'une vie sentimentale parsemée de moments isolés les uns les autres, trop démunis pour venir se renforcer et se conjuguer. Une scène de rupture qui sonne comme des scènes de mauvais films, où les répliques clichés s'enchaînent, et où rien ne semble pas justifier où épouser le reste du récit, Ed Wood se rêve grand mais est abîmé par une temporalité pauvre qui l'empêtre dans des moments fantasmés mais désincarnés. Le film, aussi génial qu'il l'est par certains côtés, est cependant un peu une trahison du côté de Burton: le cinéaste, en filmant le désastre artistique d'Ed Wood, s'installe en connivence avec les critiques qui ont cette clairvoyance sur la qualité médiocre de son œuvre, mais ainsi il prend des distance avec son personnage, et n'épouse pas complètement son point de vue. Il se met à distance de son protagoniste incompris et finalement c'est le film où Burton s'expose le moins, car il dissimule sa marginalité et crée pour la première fois une situation de totale connivence avec le regard que les autres peuvent porter. C'est à la fois le film le plus intouchable (pas étonnant que nombre de personnes aujourd'hui, et plus particulièrement celles qui ne sont pas fans du style de Tim Burton, estiment qu'il s'agit de son meilleur film) et en même temps d'une certaine façon ce n'est pas le plus sincère. Burton se met à l'abri, et installe ses figures tutélaires, Bela Lugosi en tête, immortalisé par Martin Landeau, afin de se projeter hors du temps et de ses affres dans un mythe au sein duquel tous ses personnages ont été abîmés, mais au sein duquel lui, le narrateur, aura été préservé. Jeffrey Jones, interprétant un prétendu devin, lui-même annonce cet avenir en sortant de son tombeau tel un revenant immortalisant à travers lui une succession de défunts.


Burton a souhaité s'immortaliser comme conteur, comme un inventeur d'histoire, un fabriquant devinant l'issue que le Temps proposera à travers son œuvre. Comme La sorcière qui donne aux personnages de Big Fish une vision de leur propre mort. Mais qui dit conteur dit affabulateur et qui dit affabulateur dit menteur... C'est sa singularité, son étrangeté même qui l'emmène hors du temps et le prépare à être ce dit conteur, ce dit menteur. Les mots sont insuffisants à le décrire alors il a besoin de se raconter à travers des figures anthologiques se dégageant de la perplexité de l'auditoire. Aussi la quête du vrai est chez Burton perpétuellement mis en difficulté par l'irruption du conte, du mythe, du mensonge. Il a à cœur de dire que ce n'est pas la vérité qui meut le monde, mais la confrontation entre les points de vue, les narratifs. C'est une dynamique amorcée dès Sleepy Hollow, où ce personnage, convaincu des bénéfices de la science et de sa plus-value face aux superstitions, se lance dans une enquête dans une confrontation avec un juge incarné par Christopher Lee. Chaque personnage est guidé par sa conviction personnelle, et la vérité surgira entre mythes, superstitions, et méthodes, la méthode du personnage sera la garantie de son succès, mais elle le mènera vers la révélation d'un mythe, qui finalement, comme narration, bouleverse les cœurs et fait mouvoir les hommes. La narration est beaucoup plus vraie que la vérité, en le sens qu'elle impacte davantage l'existence et qu'elle aboutit à un résultat concret. La narration est incarnée.


Le personnage du père dans Big Fish radicalise cette idée et comme dit plus haut problématise ce qu'est un menteur en se présentant sous les traits d'un menteur authentique. Cependant, il y a aussi une conscience des limites de cette approche, et le personnage du fils permet d'incarner la tension qui existe. Par son regard critique, il bouscule le récit du père, qui n'est plus une simple histoire surécrite et désincarnée, qui n'est plus condamnée à s'enfermer dans les mêmes codes, mais qui s'ouvre à une approche différente, à une modification venue de l'extérieure, le réel va rencontrer le mythe, quitte à l'accompagner et l'épouser à la fin après l'avoir pourtant questionné. Et l'ensemble devient un peu plus que le conte du père, il devient également le récit de retrouvailles, la recherche du cœur qui est à l'ouvrage derrière ces mythes. Le fils apprend au gré de ses rencontres à tout du moins avoir la confirmation de la réalité des sentiments de son père. Derrière ses contes, une vérité éclate, et de cette confrontation, un récit en joint un autre. Le film amorce la question de l'héritage, avec ce fils qui pour retrouver le père doit d'abord questionner cet héritage que laisse ce parent encombrant, étouffant, qui lui vole perpétuellement la vedette, ne lui laissant aucun temps, c'est la réalité d'un fils qui sent une vie volée, et qui désespère de voir sa propre conjointe séduite par les récits d'une façade qui l'éclipse. Le film est le premier questionnement, le premier regard critique que Burton propre à son univers, à l'abri dans des figures millénaires, mais finalement faisant du surplace et entravant le renouveau, que la postérité doit sanctionner, questionner, que les héritiers doivent cesser d'admirer pour enfin pouvoir respirer. Souvent vu comme le film de la maturité, parfois admiré, parfois considéré comme le seul grand Burton des années 2000s, mais dédaigné par quelques irréductibles, Big Fish a ouvert une page fondamentale d'un Burton conscient des limites de son cinéma, et mettant en scène son errance cinématographique pour mieux s'en délivrer. Si vous adorez Big Fish, vous ne pouvez entièrement dédaigner le chapitre que ce film a ouvert.


Les récits se rencontrent dans Beetlejuice Beetlejuice, souvent imbriqués dans des mensonges, voir même des trahisons du sort (le personnage de Catherine O'Hara en saura quelque-chose), et installent un univers où rien n'est fiable. Ici les mensonges deviennent une façon de déjouer la fatalité, certes Burton avait théorisé la rupture du contrat comme une façon de déjouer la clownerie des producteurs dans Dumbo, mais elle devient plus radicalement une façon de casser l'Œuvre du temps en actant des façons de contourner la fatalité et un Destin écrit: ainsi personne n'aura à épouser Beetlejuice malgré ce qu'avait stipulé le contrat à travers un vice de procédure l'annulant, de même l'amoureux à travers un vice de procédure se condamne et ne parvient pas au succès espéré dans son entreprise de voler une vie. Le mensonge prend ici une autre facette: il s'agit de contourner les lois qui président à codifier une œuvre et à l'empêtrer dans les compromis artistiques et à trouver une échappatoire à une traque qui s'est présentée comme une règle dans le cinéma Burtonien. Le réalisateur échappe grâce au mensonge au cycle perpétuel de la monstruosité et peut enfin devenir un autre, c'est à dire qu'il peut être autrement que ce qu'on a fait de lui, autrement que ce que la pellicule a ordonné de lui... Beetlejuice fait chanter un à un les personnages dans une cérémonie de mariage, et leur prive de toute voix, de tout secours de la parole, le script est prêt, la chorégraphie orchestrée à merveille, et tout est cassé par l'irruption de Willem Dafoe et de Monica qui se tapent l'incruste dans un film au sein duquel leur apparition n'apparaît tout simplement pas justifiée, pas exigée par les besoins du scénario, et qui offrent, de par le caractère impromptu de leur présence, comme une sortie de secours à Jenna Ortega. Cette dernière la saisira et retrouvera la parole pour promulguer la sentence consécutive à un vice de procédure, sa vie ne sera plus piégée, ni volée par un mariage d'amour mais quant à elle elle privera par un larcin à Beetlejuice des bénéfices du contrat.


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