Dans Belfast, il y a tout ce que j’aime.
La plastique de l’image aux nuances impeccables de blancs, de noirs et de tous les gris qui joignent ces deux bouts, le choix majestueux d’encadrer le récit de couleurs naturelles – comme pour nous dire : « Voilà une parenthèse dans le passé, c’est fini maintenant, cinquante ans ont passé depuis 1969. Belfast n’a plus le même visage. C’est une histoire » -, l’art de la transition, le rythme – tenu entre petits plans séquences qui captent la vie, la tension ou l’émotion et des plans osés prenant la perspective de Buddy, rendant toute l’intensité et le grotesque de sa perception enfantine -, la séquenciation, la juste répartition entre le son et l’image – une phrase n’étant jamais redondante d’avec une expression, l’orchestration des figurant.e.s, l’accompagnement musical en cohérence avec l’époque de la diégèse, une intrigue mêlant histoire, politique, relations humaines, famille, innocence, milieu scolaire, éducation, cycle des générations, l’attention portée aux dialogues et des scènes travaillées. Et puis ça se passe en Irlande. Réflexions sur le langage, le rapport au Commonwealth, aux voisins, une esquisse de la relation avec l’Angleterre. Un aperçu de la working class se divertissant au cinéma et vivant absolument l’entre-soi. Les procédés rhétoriques, la technicité, la toile de fond et les thèmes, donc.
Mais ce qui me touche le plus, et m’a permis avant tout à deux reprises dans la même journée d’être immergée entièrement et sans réserve dans cette fiction historique, c’est la façon dont sont filmés les personnages. La bonté fondamentale, l’authenticité de chacun des membres de la famille. Que ce soit le couple de parents, de grands-parents ou les deux enfants, le traitement des six personnages principaux est identiquement affectueux, respectueux, quasiment empreint de fascination. On se souvient des visages cernés que le noir et blanc subjugue, des hochements de tête et du dérobement de la Grany le soir du spectacle. La façon dont elle contient son émotion, et l’exprime sans la nommer. Ce que je veux dire par « ce film est respectueux », c’est que les personnages sont dépeints avec franchise. On sent bien que tout est campé et prévu et créé. Que le hasard tient dans le jeu des acteurices plus que dans la structure de chaque scène. C’est cela, structuré et timide et frontal. Tout en étant très franc, ce film est pudique. Et il est plus honnête encore parce qu’il laisse sa place à la gêne, au temps de réaction, à l’indécision, à la réflexion, au changement d’avis. Tout en étant magnifiquement cohérent, rien ne semble forcé. Les personnages sont caractérisés par un réalisme qui n’a rien de simple, qui est touchant et subtil, épatant. On pourrait dire que ce film traite de la difficulté de changer de quotidien, et du temps qu’il faut pour reconnaître le changement. Qu’il faut « aller de l’avant », que tout passe, qu’on ne peut supporter l’enfer au prétexte d’une utopie récente mais révolue.
Il est à noter une certaine mise en abyme qui invite à mon sens à relativiser ce qui impressionne et préoccupe aujourd’hui et qui a peut-être tout simplement fonction de donner une allure de documentaire au film ou de suggérer la façon dont le cinéma peut marquer un petit garçon de 9 ans au point qu'il devienne cinéaste à son tour (ça, c'est pour la dimension autobiographique du film). La fascination pour le cinéma -et dans une plus vaste mesure, le spectacle-, est rendue par la colorisation partielle et l’inclusion en différents formats d’émissions télévisées de l’époque, de reportages, de films et d’une pièce de théâtre. Les westerns, la conquête spatiale, le traditionnel conte de noël de Dickens, tout y est et tout nourrit l’imaginaire d’une époque qui semble déjà loin, en même temps que s'émerveille Buddy.
Buddy est en effet le personnage à travers qui nous est livrée l’histoire. La perspective des faits, petits et grands, le fil rouge du film, sont Buddy. Son enfance, ses peurs, ses pleurs, ses interrogations et préoccupations. On accède au monde des adultes à travers sa présence discrète à chaque scène, on n’assiste qu’à ce qui lui est accessible – et il va de soi que c’est un petit garçon très curieux. Intéressant comme on le prénomme Buddy, ce qui est littéralement le surnom qu’on donne aux bons petits enfants. En quelque sorte, Buddy est essentialisé par ce prénom. Bon, intelligent, amoureux, aimant, facilement impressionné et fort déjà, sensible, en quête d’aventure, expressif et sage. Ce parti pris permet de joyeux plans, audacieux et touchants, la contre-plongée du dos de son père, la résonnance du discours du pasteur… Et il permet que l’image se focalise sur un quartier ouvrier de Belfast. On ne voit ni n’entend rien d’autre que ce qui y parvient. On ne suit qu’un seul personnage du début à la fin, sans savoir précisément ce que font Will (son frère), son père ou sa mère de leurs journées. Ce sont bien ses yeux qui nous plongent dans la narration.
En tant que féministe qui ne se cache pas de l’être, je dois m’épancher sur la façon dont sont traités les personnages féminins. En fait, exactement à l’identique des personnages masculins. Dans le décor, on aperçoit un nombre satisfaisant de casseuses et de participantes à l'édification des barricades. Buddy a pour meilleure amie une jeune fille un peu plus âgée que lui, Moira, et avec qui il échange avec sérieux de gang, de vol organisé et des façons d’identifier la religion des autres enfants pour éviter de se faire cogner. Bref, les femmes jeunes comme vieilles sont visibles dans ce film, et pas seulement pour des affaires de séduction, ce qui fait toujours plaisir. La répartition genrée de la société irlandaise de la fin des années 1960 ne manque pas d’être tout de même représentée, mais sans violence ni caricature. Dans de nombreux plans, les femmes sont dans le cadre de la maison tandis que les hommes se tiennent dehors, et il est clair que l’immense majorité des femmes ont pour travail à plein temps de s’occuper de leur foyer et de leurs enfants. Les hommes travaillent dehors. Chacun.e son métier. Ce qui est questionné en revanche, c’est « à quelle sphère appartiennent les hommes et les femmes ? ». La répartition intime/actant est vrillée, puisque conversent autant hommes entre eux, femmes entre elles qu’hommes et femmes ensemble. Surtout, le personnage de la mère est montré dans sa gestion de l’argent du foyer et la direction de ses enfants, autant qu’elle est montrée comme combattante les protégeant des dangers extérieurs. Oui, il y a une scène au ralenti digne de Wonder Woman, avec un couvercle de poubelle en guise de bouclier. Oui, c’est kiffant. Ce personnage me paraît unique à la fois dans la façon dont il est beau sans être érotisé (rappelez-vous, le prisme de Buddy), admirable et fort tout en ne dissimulant pas sa vulnérabilité et assez incroyable dans sa façon d’enseigner la probité à ses enfants. Le respect et l’amour mutuels qui animent les couples de Belfast se retrouvent dans l’écoute et la patience de son mari vis-à-vis d’elle. Il l’énonce très clairement : « C’est à toi de choisir ».
Avec tout ça, il y a une énergie et des ressources assez folles dans ce film qui pourtant dépoussière de vieux dossiers des Troubles et prône l’authenticité et la justesse plutôt que la fragmentation et l’opposition. Ne prendre le parti que de ses valeurs, se demander ce qu’on veut soi… Bref, bref, un discours qui se veut non polémique. Mais je m’égare : la beauté de ce film, c’est peut-être la capacité de cette famille à rester unie, des grands à protéger les petits, à chacun.e d’apprendre de ses errements et de se serrer dans les bras. Je voulais donc finir avec les scènes de danse qui sont celles peut-être qui m’ont faite le plus pleurer. Juste de la beauté pure, de la joie partagée, et de l’amour qui s’élance et bouge des pieds.