« Belladonna, Belladonna, Belladona, Belladonna ». Ainsi sont prononcés les 4 premiers mots du film prononcés dans un soupir d’extase. La belladone est cette plante fort connue des sorcières, servant aussi bien de remède curatif que de poison mortel et dont l’absorption provoque délire et hallucination. Un nom fort bien approprié pour ce film halluciné, aussi ensorcelant que dérangeant, qui clôtura l’aventure des Animerama peu avant la faillite de Mushi Production.


Pour le dernier opus de cette trilogie qui aura fait entrer l’animation japonaise dans l’âge adulte, Eiichi Yamamoto (dont ce sera le dernier long-métrage) s’affranchit de la tutelle de Tezuka et se retrouve seul aux manettes, poussant plus loin encore les expérimentations menées dans Mille et une nuits et Cleopatra et aiguisant le propos se dégageant de la saga.


Librement adapté de l’essai La Sorcière de Jules Michelet, Belladonna narre l’histoire de Jeanne, jeune paysanne violée par son seigneur, qui s’initiant à la sorcellerie passera du statut d’épouse soumise et virginale, à celui de déesse païenne toute puissante, avant de finir figure messianique. Le tout en moins d’une heure et demie.


L’oppression de la femme, c’est le thème clé que Yamamoto aura exploré tout au long de sa trilogie, poussant toujours plus loin la problématique. Après les femmes objets et les filles outragées réclamant vengeance dans Mille et une nuit, après Cléopâtre, condamnée à accepter son rôle de femme fatale, Belladonna reprends ces gammes et les synthétise sur un ton plus clair et plus radical encore.


Ici encore la femme est prisonnière, enfermée et prise au piège. Livrée par une église hypocrite à un seigneur mortifère, jalousée par une comtesse pourtant tout aussi opprimée qu’elle et battue par un mari faible et lâche, la belle et pure Jeanne n’a d’autre échappatoire que la voie que lui trace le Diable, ici incarnation de son inconscient. Fruit d’un destin inexorable celui-ci apparaît pour la première fois sortant d’un rouet tournoyant. D’abord diablotin inoffensif aux allures de godemichet, il gagne en taille et puissance au fur et à mesure que l’oppression patriarcale renforcera le désespoir et le ressentiment de la jeune femme. Après tout le Diable dit bien qu’il ne veut pas d’âmes faciles mais des âmes furieuses, pleine de haine et de rancune contre ce Dieu qu’il aspire à renverser.
Comme dans l’essai de Michelet, Yamamoto défend l’idée que la sorcellerie apporta au bas-peuple un soutient et un réconfort dans un monde qui semblait déserté par Dieu. A ce titre le film ne manque pas d’idées pour refléter la dureté de l’époque décrite, empruntant à l’imaginaire d’un Picasso ou d’un Bosch pour représenter des amoncellements de pestiférés le visage tordus par la souffrance. La peste elle-même est incarnée par un monstre putride en référence directe au Faust de Murnau (ou au Fantasia de Disney) qui submerge l’humanité et fait voler en éclat l’ordre établit (l’image de la cathédrale emportée dont on doute qu’elle sera reconstruite en 5 ans).


Conçu à un moment où le cinéma japonais était en crise face à la concurrence de la télévision, le film a su contourner le manque d’argent dont il souffrait usant de tous les moyens que pouvait lui procurer son art. En optant pour le minimalisme et la simplicité, en usant de plans fixes, où de travellings réalisés sur des peintures de pastel, Yamamoto fait de ses handicaps une force et insuffle au film une profonde poésie surréaliste.


Par un jeu de symbolisme et de suggestivité, le film parvient à représenter des scènes qui seraient insoutenables filmés autrement, la scène du viol de Jeanne par le seigneur et ses hommes étant l’exemple le plus probant.


Fruit de son époque, Belladonna est un véritable délire psychédélique, irrigué d’influences pop de toute part et regorgeant de référence picturales aussi bien à Klimt que Munch. Loin d’être gratuit, ce délire visuel s’accentue au fur et a mesure que Jeanne embrasse son destin de sorcière. Le point d’orgue est bien entendu la scène de la messe noire, épileptique et extatique jusqu’à l’épuisement telle une Nuit sur le mont chauve revisitée par la Factory.


L’utopie païenne façon festival à Woodstock que propose Jeanne s’oppose en tout point au monde du château, masculin et sinistre. Ce dernier finit par l’emporter en envoyant la sorcière périr sur le bûcher, mais le grain aura été semé. Alors que Jeanne, à la fois sorcière et sainte disparaît dans les flammes, les femmes assistant à sa mort prennent son visage. Comme le prêtre l’a redouté, l’âme non-brisée de la sorcière s’est rependue à travers le monde. Et Yamamoto d’enfoncer le clou en finissant son film sur des gravures de la Révolution Française et La Liberté Guidant le peuple de Delacroix. La sorcellerie médiévale aux sources de la Révolution ? Pas impossible.

kingubu88
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le 20 févr. 2020

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