Deux films (Chained et Beloved), pour décrire les revers d’un même monde


Tels le côté pile ou face d’une pièce de monnaie, deux films (Chained et Beloved), pour décrire les revers d’un même monde. On peut se contenter de l’un ou de l’autre, tant ils ont leur identité propre. Ensemble ils gagnent encore en puissance, se renforcent, tel un duo d’âmes soeurs autonomes. Les deux oeuvres se reflètent si bien l’une dans l’autre qu’on les suspecterait presque d’avoir inventé une sorte de mouvement perpétuel. Autant dire qu'il vaut mieux ne rien louper de ce diptyque afin de goûter toute la subtilité de cet accord parfait !



Alors que Chained raconte l’emprisonnement d’un homme, pris en étau entre son incommunicabilité et sa condition masculine, Beloved est à l’inverse une splendide chronique de chamboulement émotionnel et d’émancipation – féminine -, où il est enfin question d’écouter ses aspirations intérieures, son corps. Si la première scène démarre sur un son de larmes, elle n’est
en rien larmoyante. Car les pleurs d’Avigail vont couler comme autant de prises de conscience bénéfiques. Tout se négocie d’abord entre hommes, entre un obstétricien qui égraine des constats cliniques dénués de compassion et un mari déçu, comme si Avigail n’était pas là devant eux et n’avait aucun droit au chapitre – elle qui est pourtant celle qui vient de perdre l’enfant. La rare question qu’elle trouvera la force de poser, douce mais audible, restera ignorée avec cette façon infantilisante qu’ont les adultes de feindre de ne pas entendre un caprice. Peut-être est-ce là la pire violence : se sentir soudain transparente.


À cet instant, on en oublierait presque qu’Avigail est infirmière, une de celles qui pansent le monde. Elle aussi mériterait bien qu’on la dorlote à son tour au lieu d’avoir encore à faire la popote après une journée de travail harassante… Mais de retour au bercail, c’est un nouveau champ de bataille qui l’attend. Non seulement il lui faut tenir son ménage, mais elle doit jouer les médiatrices entre sa fille de plus en plus excédée, malheureuse, et un Rashi moins à l’écoute que jamais, de plus en plus coincé dans un rôle patriarcal empesé, Et c’est alors que son époux se montre de moins en moins flexible, qu’Avigail qu’on croit anesthésiée et docile, va opérer un pas de côté salutaire. Il suffira d’une jolie rencontre avec un groupe de femmes, qu’ensemble elles s’octroient le temps de se ressourcer, de prendre soin d’elles, de se cajoler mutuellement, de pouffer de rire, de s’écouter… De tout simplement respirer et vivre l’instant présent. Quelques moments simples, tactiles, où puiser une forme de résilience, pour rompre enfin avec la soumission devenue atavique à force de se reproduire de générations en générations… Des questions nouvelles effleurent finalement son esprit : « Ai-je la vie que je souhaite ? Suis-je attachée à cette personne parce que je l’aime ou parce que le poids moral de la société m’y contraint ? » Les héroïnes qui accompagnent Avigail tout au long du film, comme elle, vont progressivement laisser éclater les systèmes de mensonges et de faux-semblants que leur condition féminine avait jusque-là verrouillés. Au plus près de leurs émotions, nous les
sentons s’apaiser peu à peu. Le sens semble être donné à leur existence.


Avec une ampleur fascinante – tout comme dans Chained, Yaron Shani remet en scène les moments sensibles du passé de ses acteurs pour les amener vers une forme de catharsis galvanisante - Beloved, avec ses passages tout en rondeurs féminines, apporte un contrepoint à un univers masculin anguleux, taillé dans le roc : clichés dont nul ne ressortira gagnant. Si Avigail essaie de s’émanciper de sa condition de victime, Rashi deviendra une victime impardonnable. Et les constats terribles en filigrane que débitent la voix d’un présentateur radio, éclairent encore différemment le propos. La misère émotionnelle semble creuser un sillage pour une forme de prédation sexuelle inavouable, exponentielle dans le monde. À l’instar des mouvements de revendication féministes du moment qui ne font qu’attiser la voracité de la bête, dans des schémas de réactions violentes, tristes, glauques… Résultat de quoi, des Adèle Haenel finissent par quitter dépitées les rangs de ceux incapables de questionner la violence sociale dont ils sont complices. Vivre avec ceux qui ne font pas l’effort de se déconstruire, quand on s’y consacre de son côté pleinement, fait bien trop mal.

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le 13 juil. 2020

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