Les langues, le sein et le doigt de Dieu

Cinq ans après son premier film français, et retour triomphal, Elle (2016), Paul Verhoeven revient enfin avec Benedetta, inspiré d’une histoire vraie à l’aura sulfureuse d’une nonne italienne lesbienne du XVIIème siècle. Très tièdement accueilli au dernier festival de Cannes, ce nouvel essai est probablement l’un des plus étranges de son auteur, mais aussi l’un des plus passionnants. Le Hollandais violent profite de cette histoire pour magnifier, plus que jamais, son goût du sacré et de l’impur, et enfin réaliser, de manière détournée et facétieuse, son Christ.


« Selon moi, Jésus a réellement délivré les gens de la cécité, de la surdité et de la paralysie ; même le psoriasis ne me semble pas impossible. Il y a trop de passages du Nouveau Testament qui l’indiquent, il est peu plausible qu’ils aient été tous inventés. Je ne suis cependant pas d’accord pour réduire les guérisons de Jésus à un phénomène psychosomatique […]. Je pense plutôt qu’il y a dans le cerveau des zones qui, activées, peuvent émettre des substances qui favorisent la guérison – ou qui du moins l’accélèrent. Ce qui est regrettable, c’est que face à ces guérisons, Jésus se soit égaré et qu’il y ait vu l’action du « doigt de Dieu ». Au point d’en conclure que le Royaume de Dieu, qui s’était révélé à lui dans le désert, était effectivement en train de s’établir. Il s’agissait d’une tragique erreur de la part de Jésus : les exorcismes n’avaient rien à voir avec « le doigt de Dieu », c’était la force charismatique de sa propre foi dans la venue prochaine du Royaume de Dieu qui mettait en œuvre ces guérisons. Il n’était pas non plus légitime d’en déduire que les exorcismes ne constituaient que la phase initiale du Royaume. […] Aucun autre événement positif n’adviendra. Au contraire, Jésus sera poursuivi par les autorités. » Ce long et étonnant extrait de Jésus de Nazareth, formidable essai de Verhoeven – publié en France à la maison d’édition « Aux forges de Vulcain » – est très éclairant sur la vision que l’auteur de Basic Instict (1992) a de la foi, sur son œuvre complète et en particulier son nouveau long-métrage. Le cinéaste a toujours été très intéressé par la figure du Christ. Il a d’ailleurs souvent dit vouloir réaliser un film à son sujet – même si lui-même a reconnu l’avoir déjà fait avec Robocop (1987) – sans jamais réussir à obtenir un feu vert, en particulier à Hollywood, où les patrons des studios ne gouttaient que peu à sa vision facétieuse et transgressive de la vie de Jésus. Il faut dire que, pour lui, tout a probablement commencé par le viol de Marie par un soldat romain, ce qui aurait eu du mal à passer pour un certain nombre de spectateurs, notamment américains. Verhoeven a donc développé sa théorie sur Jésus dans le livre précédemment cité. Pour le dire simplement, le cinéaste hollandais voit dans le christ une figure incroyablement brillante et charismatique, une sorte de Che Guevara hébreux qui se serait lui-même laissé dépasser par sa propre foi et la puissance qui en découlait. La théorie n’est donc pas qu’un brûlot sulfureux : Jésus y est présenté comme un personnage sexué, sans pour autant que cela ne mène à des pages entières de développement sur la question. Ce n’est pas non plus un démontage intégral des évangiles. Verhoeven cherche plutôt à écrire un Jésus historique, tentant de démêler le vrai du faux, ce qui tient de la fable édifiante de ce qui pourrait avoir eu lieu. Pour autant, ce projet est avant tout passionnant parce qu’il laisse une grande place au mystère. Comme en témoigne l’extrait, Verhoeven croit à certains phénomènes surnaturels des évangiles, en particulier certaines guérisons appliquées par Jésus. Ces zones du cerveau dont il parle, celles liées à nos croyances, à la puissance de la fiction, et qui pourraient, selon lui, nous guérir, ce sont elles qui occupent le cœur de sa réflexion dans Benedetta.
L’histoire est tirée d’un ouvrage de l’historienne Judith C. Brown (Sœur Benedetta, Entre Sainte et Lesbienne, 1987), relatant l’étonnant parcours d’une nonne italienne au XVIIème siècle, Benedetta Carlini. Dans son couvent de Pesca, cette dernière a prétendu recevoir des visions du Christ, obtenir de lui les stigmates – les blessures de Jésus sur la croix – et elle exerça une fascination immense auprès de sa communauté religieuse ainsi que sur tous les habitants du village. Celle qui se disait « épouse de Jésus », derrière ses allures de sainte, avait également une activité sexuelle très nourrie avec une autre nonne du monastère, la jeune novice Bartolomea, incarnée ici, disons-le d’emblée, par une aussi remarquable que troublante Daphné Patakia. Cela fut découvert et elle fut condamnée pour blasphème et bestialité, finissant sa vie dans le couvent, à l’écart, obligée de manger par terre et sans contact avec les autres. On voit bien ce qui a pu passionner Verhoeven dans ce récit : le mélange de mysticisme et de sexualité, de manipulation et de jeux de pouvoir, de trivialité et de sainteté. A ce niveau, le cinéaste ne surprend pas, voyageant avec autant de jubilation qu’à l’accoutumée dans toutes les facettes de son récit, même (surtout) les plus énormes sur le papier, passant d’un registre à l’autre avec une aisance comme toujours déconcertante. Verhoeven, à plus de 80 ans, n’a toujours pas peur, mettant en scène des visions qui pourraient sembler toujours plus invraisemblables, mais qui ne paraissent pourtant jamais incohérentes. Ce stimulant mélange de mysticisme et de trivialité, de littéralité et de mystère, atteint ici des sommets de virtuosité tranquille. Pourtant, à Cannes, beaucoup furent surpris par la facture de Benedetta. Il faut dire que ce dernier a sans doute souffert de l’attente démesurée qu’il a suscitée. Annoncé par une affiche teaser alléchante au festival de Cannes 2017 – à l’époque, le projet devait s’appeler Sainte Vierge – il fut finalement tourné en 2018. Il aurait pu être prêt pour l’édition cannoise de l’année suivante, mais c’était sans compter les problèmes de santé de son auteur qui obligèrent la production à repousser sa présentation en 2020, avant qu’une certaine pandémie ne la recule encore d’un an. Avec une telle attente, Benedetta ne pouvait donc que décevoir, et ce encore davantage quand les spectateurs découvrirent les images impures dont il recèle : apparitions facétieuses du Christ en chevalier kitsch ou amant exalté dans une atmosphère qui n’est pas sans évoquée certains films de Mario Bava, premiers échanges de regards sensuels entre Benedetta et Bartolomea sur les latrines, laideurs de certains effets numériques… Tout cela a pu déstabiliser les spectateurs croyant connaître leur Verhoeven sur le bout des doigts. Le malentendu vient sans doute également de sa forme, beaucoup plus proche de celle d’Elle que de La Chair et le Sang (1985).


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PjeraZana
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le 9 août 2021

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