Big Bad Wolves, c’est le petit film israélien que personne n’attendait vraiment dans nos salles, cette année. Prévu pour le 2 juillet, le film de Aharon Keshales et Navot Papushado a vu sa popularité grandir au fur et à mesure des projections en festival. Et il faut que reconnaître que Tarantino déclarant Big Bad Wolves comme étant son film préféré de l’année, on fait difficilement mieux comme phrase d’accroche sur l’affiche. Présenté pour la première fois au Festival du Film de Tribeca en avril 2013, le film a été programmé dans plus d’une vingtaine de festivals, recevant par la même occasion une pluie de récompenses dont celui des Meilleurs Réalisateurs au prestigieux Festival Fantastique de Sitges. Il faut dire que ces deux jeunes réalisateurs avaient réalisé auparavant Rabies (2010), un véritable exercice de style dans le genre comédie horrifique qui avait reçu un accueil ravi dans les festivals. Et puis, nous n’allons pas faire la fine bouche devant ce genre de film qui apporte un véritable vent de nouveauté, l’Israël n’étant pas particulièrement producteur de films de genre, de films tout court par ailleurs.

Le générique démarre par une somptueuse séquence où l’on voit des enfants jouer à cache-cache sur un terrain abandonné tandis que la caméra exerce des mouvements amples et sinueux autour des personnages et des décors. Une musique sombre et oppressante accompagne ce ballet de mouvements et ôte tout mot de la bouche des enfants. Une poésie innocente qui se transforme vite en jeu macabre où une jeune blondinette tout de rouge vêtue, véritable copie du Petit Chaperon Rouge, disparaît soudainement. A partir de cet instant, tout le film va jouer avec ces références à l’enfance, à ces jeux. Souvent les deux réalisateurs nous renverront au conte du Petit Poucet, évidemment celui du Petit Chaperon Rouge, au cache-cache ou le square des enfants. Plein de lieux remplis d’innocence qui contrastent avec les thèmes macabres du film : l’autojustice, la pédophilie, le meurtre, la torture, etc. Après la disparition de la fillette, l’enquête en cours ne mène à rien, seulement à donner quelques coups de poing aux potentiels suspects. Le film s’intéresse alors à un policier, Micki, aux méthodes peu orthodoxes qui se retrouvera malgré lui pris au piège par internet et l’instantanéité des vidéos publiées en ligne. On le voit alors amocher un pauvre gaillard sans défense tandis qu’il se fait filmer par un jeune qui traînait par là. A partir de là, à l’instar de La Chasse de Thomas Vinterberg, le récit suit ce pauvre personnage battu, Dror, qui tente tant bien que mal de continuer à vivre dans une société qui le rejette, le pousse à bout alors qu’il est tout juste cité dans l’affaire comme « rodant dans les parages ». Père de famille et enseignant, tout porte à croire qu’il pourrait s’agir de lui avec son visage d’ange mystérieux, ses lunettes d’écoliers et ses cheveux gominés. Les jours passent et un coup de fil macabre retentit. Toujours persuadé de la culpabilité de l’enseignant, le policier fait la découverte macabre du corps de la fille, dans une mise en scène horrible et terriblement explicite. L’arrivée du père de la fille, Gidi, sur les lieux du crime va compléter ce trio de personnages. Le film va alors véritablement démarrer.

Résumé comme cela, Big Bad Wolves semble très sombre, à la limite de la noirceur et de l’ambiance glaciale de l’oppressant thriller Prisoners de Denis Villeneuve ou plus magistralement de Memories of Murder de Bong Joon-ho. Mais c’était sans compter l’humour corrosif de ces réalisateurs qui n’hésitent pas à passer d’une séquence cruelle à un instant de décalage inattendu mais dont l’irruption brutale apporte une touche de loufoquerie et d’humour noir. Je pense au lendemain de la découverte du corps où le policier Micki est mis à pied. C’est la journée « amenez votre enfant au travail » et son supérieur lui fait passer un savon tandis que son fils observe la scène et intervient pour apporter son sel. C’est l’enfant qui corrige l’adulte, très symbolique mais surtout très décalé. On ne sait jamais si la scène est sérieuse ou volontairement grotesque et c’est là toute la subtilité de l’écriture du film. Le film a tendance à jouer sur ces deux faces, l’une où le film retranscrit une ambiance froide et glauque, l’autre où le film flirte avec le grotesque et l’humour macabre. De fait, lorsque le trio du film se retrouve enfin dans la maison de campagne à commencer les festivités, la torture laisse parfois place à des dialogues dignes des frères Coen tandis que tout est méticuleusement appliqué pour nous faire prendre conscience des maux de la société contemporaine, de la notion de Bien et de Mal tout en nuance. L’absurdité de certaines séquences contraste agréablement avec le ton du film mais il est regrettable de voir les réalisateurs s’embourber petit à petit dans un parti-pris polémique et volontairement ambigu.

Le film se fait le pamphlet d’une société israélienne où la violence ne semble être que l’unique solution pour résoudre les conflits. A l’inverse, il montre qu’une part d’humanité peut s’élever là où on ne l’attendait pas. Malheureusement, Big Bad Wolves joue avec les codes et apporte la panoplie du pédophile idéal. A la fin du long métrage, on en vient à se dire « tout ça pour ça ». Tout semblait prévoir un film d’une férocité corrosive avec une telle précision. Le problème est que le film laisse place à deux interprétations, selon le type de public. La première étant celle que la torture était justifiée puisque quoiqu’il arrive, le coupable était donc bien le premier suspect, représentation caricatural du pédophile dans l’imaginaire collectif. La seconde étant celle où l’on pourrait éventuellement croire que le coupable allait faire une révélation cruciale et donc sauver l’ultime captive. Difficile de répondre franchement avec ce dénouement. Aussi bien les partisans de la première comme de la seconde interprétation auront raison. Au fond, le film interroge sur la notion de « Loup » dans notre société, celle qui sommeille en chacun de nous et nous conduit aux pires atrocités. Big Bad Wolves est le récit d’un pays qui laisse un héritage indésirable et macabre, celui d’un pays qui a pratiqué et pratique encore la torture comme un loisir infâme. Cela se ressent d’ailleurs particulièrement lorsque le père de Gidi, devenu tortionnaire, s’en mêle et apporte ses conseils à son fils pour faire avouer Dror. Dérangeant. Ici donc, tous les personnages s’avèrent être des loups, capables seulement de montrer les crocs et d’utiliser les griffes, les condamnant de ce fait à un destin tragique. Le long métrage israélien a néanmoins le mérite de ne proposer aucun manichéisme dans le traitement de ses personnages. A noter qu’aucun personnage féminin -hormis les enfants et les voix au téléphone- n’est présent à l’écran. Comme une manière de souligner que le mal uniquement symptomatique de l’homme.

Big Bad Wolves a néanmoins le mérite d’avoir un trio d’acteurs incroyables, dont Tzahi Grad imposant et charismatique à souhait avec son fort timbre de voix et sa peine empathique. Un trio qui fonctionne dans un presque huis-clos où chacun va tenter de raisonner, déraisonner et convaincre l’autre de son crime, de sa culpabilité, du mal qu’il se passe dans ce sous-sol. Chaque ligne de dialogue fait preuve de symbolisme, de familiarité et de rigueur rendant chaque conversation d’une justesse incroyable. L’humour noir de certaines séquences ne semble jamais tomber comme un cheveu sur la soupe bien que la plupart des situations rocambolesques arrivent de manière impromptue. C’est ce qui fait d’ailleurs la force et le ton du film. La mise en scène est un véritable exercice de style. Chaque mouvement de caméra est d’une fluidité remarquable et on sent que les deux israéliens à la tête du film raffole des travellings (avant, arrière, vertical, horizontal, diagonal, tout y passe !). Certains hermétiques à cette esthétisation de la violence auront à redire mais le tout est soigné, avec une lumière des plus agréables laissant entrevoir quelques beaux moments de poésie dans ce ballet macabre.

En fin de compte, Big Bad Wolves s’impose comme un élève assidu du cinéma des frères Coen et du film noir coréen. Il est cependant dommage que le film ne confirme qu’à moitié ses bonnes intentions la faute à un dénouement de très mauvais goût qui sent la farce à plein nez. C’est d’autant plus frustrant que pendant tout le film, le récit savait maintenir la tension tout en faisant monter crescendo le suspense. Quelques mauvaises notes en fin de concert et on quitte malheureusement la salle avec la cruelle sensation d’avoir assisté à un film avec tellement de potentiel mais qui n’a pas su aller jusqu’au fond des choses. Big Bad Wolves est paradoxalement un film inconfortable mais qui a le mérite de faire réagir et dont le propos suscitera de nombreuses discussions à sa sortie. L’ambiguïté de son dénouement est aussi bien son obstacle que sa plus grande qualité, pouvant être prêtée à confusion, et être multi ou mal interprétée. Pour ces deux jeunes réalisateurs israéliens, il s’agit d’un deuxième essai esthétiquement sublime mais fondamentalement bancal. Ce conte de fées contemporain a tout de même le mérite de bousculer les conventions. C’est déjà ça.
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le 11 juin 2014

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Kévin List

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