Avec Bird, Andrea Arnold poursuit son exploration des portraits de jeunes filles, cette fois en abordant le passage de l'enfance à l'adolescence. Comme dans ses précédents films, elle se concentre sur les milieux populaires, mais ici, elle donne une nouvelle dimension à son regard en intégrant l’usage du téléphone portable de la protagoniste, Bailey, pour nous plonger plus intimement dans son univers. Bailey, âgée de 12 ans, filme tout et regarde ses vidéos à l'aide d’un projecteur dans sa chambre. Ce procédé, qui pourrait sembler anecdotique, s'avère particulièrement efficace pour nous immerger dans la psyché de la jeune fille. À chaque fois que l'on passe d'un plan classique à un plan filmé depuis son téléphone, le montage et la fluidité du changement nous permettent de suivre ses pensées et ses souvenirs avec une grande proximité. Ces moments ne sont ni envahissants ni répétitifs ; ils sont réservés à des instants clés où l’émotion et la perception de Bailey prennent toute leur importance.
En s'intéressant à un personnage plus jeune, Arnold nous dévoile une autre facette de la vie intérieure des adolescentes, différente de celle des héroïnes de Fish Tank ou American Honey. Si la question de la perte de l'innocence n'est pas abordée ici, ce n'est pas tant le parcours initiatique de Bailey qui nous intéresse, mais sa volonté de préserver l'innocence de ses jeunes frères et sœurs. Leur cadre de vie, plus favorable en apparence — une maison dans un quartier plus aisé que l’HLM de Bailey — se révèle pourtant plus menaçant, car il est marqué par des figures adultes bien plus dangereuses.
Une des forces d'Arnold réside dans sa capacité à décrire la pauvreté sans jamais céder à l'excès de pathos. La misère est bien présente : appartements délabrés, quartier dégradé, conditions de vie difficiles. Mais plutôt que de montrer les personnages luttant contre leur situation, la réalisatrice nous invite à les voir évoluer dans un monde qui est le leur, où les règles et les valeurs sont différentes de celles d'un autre milieu social. Le père de Bailey, qui apparaît d'abord comme une figure autoritaire et brutale, finit par se révéler plus complexe : un homme capable d'affection et de tendresse, qui cherche à protéger ses enfants dans son propre cadre de référence. La scène finale dans la gare, entre Bailey, son père et son frère, est un moment clé où l’on comprend que ce père, bien qu'imparfait, est avant tout un père aimant.
Quant à Bird, le personnage énigmatique qui traverse le film, il suscite bien des interrogations. Qui est-il réellement ? À quel point son existence est-elle réelle ou filtrée par le regard de Bailey ? Personne ne semble le voir sur le toit où il se cache, il apparaît et disparaît mystérieusement, et ses interactions avec les autres sont limitées. Cette ambiguïté autour de Bird nous invite à réfléchir sur la manière dont Bailey perçoit le monde autour d’elle. Le film joue avec le doute : que se passe-t-il dans la scène de violence vers la fin du film ? Ce qui semble une confrontation violente pourrait-il être une projection de la jeune fille, une manifestation de ses peurs et de ses délires ? La présence de Bird, par son côté flou et insaisissable, pose la question de la frontière entre réalité et imagination. Il incarne-t-il une part du trouble intérieur de Bailey, ou est-il un symbole de ses désirs refoulés, de ses besoins de protection, voire de ses frustrations ?
L’énigme de Bird pourrait aussi être l’occasion de s’interroger sur le rôle de l’imaginaire dans le processus de maturation des jeunes filles, où les figures adultes (souvent défaillantes ou absentes) laissent place à des projections parfois fantastiques. Bird, dans sa forme presque spectrale, serait-il un moyen pour Bailey de naviguer entre l’enfance et l’adolescence, entre l’innocence perdue et la nécessité d’affronter une réalité souvent brutale ?
Enfin, l’absence de réponses définitives sur la nature de Bird invite à une lecture ouverte et permet à chaque spectateur de nourrir sa propre réflexion. Il est possible que l'objectif d’Andrea Arnold, à travers ce personnage ambigu, soit justement de semer le trouble, non seulement pour nous, spectateurs, mais aussi pour Bailey elle-même. Il ne s'agit pas d'apporter une réponse claire, mais de laisser place à l’incertitude, à la confusion et à la subjectivité qui accompagnent le passage d'un monde enfantin à un univers plus complexe.
Ce film nous rappelle que l'adolescence est une période floue, où la frontière entre ce qui est réel et ce qui relève de l’imaginaire devient souvent poreuse. Et, au-delà du personnage de Bird, Bird nous interroge sur la manière dont nous percevons nos propres peurs et nos désirs refoulés. Un film fascinant, qui ne se contente pas de raconter l’histoire d’une jeune fille, mais cherche à capter les tourments, les questionnements et les projections qui définissent l'expérience du passage à l'adolescence.