Garçon-moineau, je m'envole et reste sur Terre
Bird People est l’histoire d’une réincarnation, du retour à l’humain par l’oiseau. Un chemin d’une intense fragilité sur lequel nos pattes d’oisillon apeuré semblent glisser pour ensuite mieux se fixer.
Cet oiseau qui traverse le film de part en part, qui en produit une lecture originale et poétique, quel est-il vraiment ? Est-il l’ombre d’Audrey, cette femme de chambre d’une jeunesse folle et d’un naturel charmant ? Métaphore, objet transitionnel, avion ? La réponse arrive.
Chez Pascale Ferran, le cinéma produit est un cinéma du regard et pose toujours deux questions : qui est-ce qui regarde ? Qui est-ce qui est vu ? Les scènes d’observation se succèdent et agitent des ombres humaines servies pour épier, scruter. Je pense notamment à la scène où Audrey rentre tardivement chez elle et s’installe face à l’autre immeuble, prête à assister au coucher de ses voisins d’en face. N’y a-t-il pas plus beau spectacle, plus belle contemplation que celle où l’on est sûr que notre geste parfois malsain, parfois passionnel et compulsif, de scrutation ne nous vaudra aucun ennui, tant la route qui sépare les êtres semble être un abîme sans fin. C’est l’abîme qui agite le film, et ses êtres qui y courent. Ceux qui sont un peu plus humains ont alors besoin de vent dans ce précipice, pour survoler comme on ferait pour survivre. Ainsi, Audrey redevenue humaine a besoin d’une fenêtre ouverte, mais qui peine à s’ouvrir tant on donne peu de souffle aux gens de cet hôtel de businessmen. Ce regard porté aux êtres humains est presque un regard surhumain, animal et captant l’essentiel. Pascale Ferran semble épouser le masque du narrateur omniscient, tellement omniscient et observateur qu’il n’en est plus humain. La magicienne des petits êtres.
Comment ne pas être frappé par cette première séquence qui s’ouvre sur le voyage d’une caméra qui filme des individus, partant de Saint-Lazare pour s’achever à Roissy-CDG. Séquence qui rappelle, ô combien, l’ouverture du film Eastern Boys à Gare du Nord. Les endroits de lutte humaine et de transferts semblent fasciner nos cinéastes contemporains. Eux qui filment une époque où l’échange est inexistant, la foule informe. On pourrait ressortir Baudelaire et son spleen de Paris, lui qui parlait de multitude/solitude, tour à tour opposés, tour à tour mélangés. Rien n’a vraiment changé si ce n’est le cadre froid et terne.
Bird People m’a transporté pour toutes ces questions-là, abordées si paisiblement. Mais c’est l’aéroport lieu de tournage qui a fini de m’emporter hors de terre. Filmer des avions qui partent, à quoi ça peut bien rimer ?! Ces vols me font penser à un arrachement, à un voyage évidemment. Mais ils sont aussi décollage, au sens de décollement, d’enlèvement à soi et aux autres. Les avions sont des peaux qu’on souhaiterait s’arracher, autant de faisceaux lumineux qu’on souhaiterait décoller de notre épiderme. Et l’incarnation du vol de l’avion, c’est le corps de l’oiseau. Les deux se répondent dans une jungle d’opposition : technique/nature (pour les plus philosophes s’arrêtant à une lecture simple et peut-être simpliste), multitude/solitude (l’avion qui embarque des centaines de passagers contre le sort d’un moineau), savoir/ignorance… Et tout ça est vraiment très intelligent, car l’histoire de ces deux personnages, Audrey et Gary, est l’histoire d’un décollage, d’un passage à un autre état. Audrey qui reprend alors conscience de son corps, de son être. Un retour à soi qui fait figure ici de nécessité avec la forme du conte. Pascale Ferran raconte si bien cette histoire, avec un montage très beau, comme en suspension où les images s’arrêtent puis reprennent une demi-seconde après. L’impression chez elle de virevolter, d’épouser la forme de notre souffle d’homme.
Le conte d’ailleurs, oui, quelle idée ! en faire une Cendrillon mordante, dévorante de vie.
Puis je songe à plein de choses si jolies. Cette longue scène d’explication entre Gary et Beth me revient, où les deux individus semblent pris dans un étau virtuel et où l’urgence d’une décision semble s’étirer infiniment. Pourquoi ne raccrochent-ils pas ces deux êtres qui sont si loin géographiquement ? Les mondes semblent se multiplier chez la cinéaste qui filme tantôt les EUA, tantôt le monde de l’entreprise, ou un taxi aimable ; tant d’univers qui semblent fonctionner en vase clos. Fermés à tout et à tous, pareil aux chambres d’hôtel qui ne sont que des tranches de vie empilées successivement, presque à la hâte, pour faire vivre au même moment des destins qu’on croirait manipulés.
Des questions me montent à la tête. Pourquoi ces endroits de transfert, ces aéroports sont-ils aussi glaçants qu’on y glisse, à la fois pris au piège et déjà dehors ? Pourquoi Roissy est traversé par une autoroute qui semble finalement passer au milieu du vide ?
Les sujets semblent tristes parfois. Comme le mensonge que fournit Audrey à son père qui est d’une beauté déchirante. Mensonge qui est aussi la clé d’un sourire quand cette jeune fille écoute une vieille dame mentant sur sa localisation, recluse dans un hôtel attendant son amant, elle qui dit : « je mouille rien que de penser à toi ».
Mais derrière tout ça et le message que j’ai eu l’impression de retirer, celui que les hommes sont des oiseaux aux ailes brisées, il y a quelque chose qui dépasse notre regard de spectateur, une fulgurance dans la scène finale. Quand nos deux personnages se croisent, le conte semble à la limite du sordide, de la désespérance. Mais non, Audrey crie, inconvenante, dans la salle de réception. Monsieur. C’est tout, ce mot qui fait déjà de Gary une personne à qui elle se lie. Et soudain, ce sont deux mains qui se touchent et se serrent, deux corps qui se rencontrent. Voilà pourquoi nous ne sommes pas des oiseaux, pour se toucher. J’ai toujours eu l’impression de voler en caressant les gens. Tout s’éclaire, tout s’apaise. Envol au corps.