Après La Brigade des 800, sorti en 2020, film à gros budget sur la guerre sino-japonaise, que j’avais particulièrement apprécié, Guan Hu revient avec Black Dog, une œuvre plus intimiste et résolument d’auteur. Avec ce film, il s’affirme comme un héritier de Jia Zhangke, poursuivant l’exploration d’une Chine en mutation à travers des figures de marginaux et de laissés-pour-compte. Si l’ombre du maître du cinéma de la transformation plane sur le film, notamment dans son traitement de l’espace et des rapports de classes, Guan Hu imprime une tonalité plus âpre, plus physique, où la rudesse du réel se conjugue avec une stylisation quasi mythologique.
2008, Jeux olympiques de Pékin. Tandis que la capitale s’illumine pour le monde entier, une petite bourgade près du désert de Gobi se vide de sa population. Ceux qui restent doivent cohabiter avec des chiens errants que les autorités ont décidé d’éliminer. Lang (Eddie Peng), ancien détenu mutique, est enrôlé pour participer à cette chasse, mais une rencontre inattendue avec un lévrier noir va tout bouleverser. Entre eux, une méfiance instinctive, un besoin de liberté et un refus d’appartenir à un monde qui les rejette.
L’analogie entre l’homme et l’animal n’est pas une simple métaphore, elle structure toute la mise en scène. Guan Hu filme leur errance comme une suite de tableaux où la poussière du désert se mêle aux vestiges industriels d’une Chine en pleine mutation. L’horizon est immense, mais chaque pas semble une impasse. Une sensation d’étrangeté qui rappelle Still Life de Jia Zhangke, mais où la contemplation mélancolique laisse place à une tension physique et dramatique.
Comme Jia Zhangke, Guan Hu filme un monde en train de disparaître, mais là où son aîné choisit la lente dissolution, lui opte pour la confrontation. Black Dog ne se contente pas de constater l’abandon, il y plonge ses personnages, les confronte à une violence sourde. La caméra de Weizhe Gao capte des visages marqués, des gestes durs, des regards fuyants. Chaque plan traduit une lutte, celle d’un homme qui cherche sa place, celle d’un chien qui refuse de se soumettre.
L’usage de la musique est révélateur de cette différence de ton. Là où Jia Zhangke insère souvent des chansons pop chinoises, Guan Hu convoque Pink Floyd (Hey You, Mother). Ces morceaux, arrachés à The Wall, confèrent au film une dimension quasi cosmique, une élévation spirituelle qui contraste avec l’aridité du décor. Dans un monde où tout semble condamné, la musique devient un refuge, un écho à une liberté impossible.
Au-delà de sa puissance esthétique, Black Dog est un film profondément politique, qui parle des laissés-pour-compte d’une Chine en mutation, de ceux que la modernité rejette au bord du chemin. Guan Hu signe une œuvre rude et lyrique, où l’homme et l’animal partagent un même destin : celui d’une liberté arrachée au néant. Le film, tourné en pleine pandémie de Covid-19, résonne également avec les tensions et les isolements de cette période, offrant une réflexion universelle sur la solitude et la résilience.
Sans aucun doute, Black Dog s’inscrit dans une tradition cinématographique asiatique marquée par l’épure et la sobriété. Depuis les années 1990, de nombreux films issus du continent adoptent un style dépouillé, privilégiant des émotions intériorisées, une narration peu démonstrative et des plans-séquences mesurés, capturant des variations subtiles dans le comportement des personnages. Ce langage cinématographique s’oppose ainsi au dynamisme spectaculaire et à l’exubérance des grandes productions hollywoodiennes.
Si plusieurs réalisateurs asiatiques ont exploré cette approche à différents moments de leur carrière, chacun en a proposé une déclinaison singulière. Le Taiwanais Hou Hsiao-hsien s’attache à restituer le passé avec délicatesse, le Sud-coréen Hong Sang-soo ausculte les infimes évolutions du quotidien, tandis que le japonais Takeshi Kitano insuffle une touche caustique et tranchante à ses récits.
Les images de Black Dog, également très dépouillées, dégagent une impression de morosité. Cette morosité ne touche pas seulement les individus, mais caractérise une époque ; elle n’est pas seulement une émotion, mais aussi un symbole. Guan Hu utilise des vues statiques qui invitent souvent le spectateur à réfléchir à la signification des images, sans être agressé par l’enchaînement des mouvements. Cette approche visuelle renforce le sentiment d’isolement et de désespoir qui imprègne le film.
Avec Black Dog, Guan Hu confirme son statut de cinéaste essentiel, capable de mêler réalisme social et poésie visuelle, tout en interrogeant les fractures d’une société en pleine transformation.