Où se situe l’humain ? Peut-on le définir, l’essentialiser ? Ou se révèle-t-il par nos actes ? C’est à cette question que Blade Runner 2049 tente de répondre de la plus belle des façons, sans discours, mais à travers le cheminement de son personnage principal : K. La fascinante beauté du film nait alors de sa capacité à faire émerger, par-delà la sècheresse visuelle et émotionnelle apparente de son esthétique, la pureté d’une trajectoire existentielle bouleversante.


Il est à mon avis possible de lire le cheminement de K comme une métaphore de notre humanité, de la dynamique dialectique par laquelle l’humain se révèle dans son évidence. En effet, K est dans un premier temps un pur organe fonctionnel dans une société de classes qui le réduit à l’obéissance et le limite dans ses possibilités d’existence. Mais cette absence d’individualité, cette soumission à une hiérarchie et à un ensemble holistique le figeant dans une identité extérieure au genre humain, est ce qui, en creux, fait résonner en lui l’espoir de la découverte d’un ailleurs, d’un territoire mental radicalement autre, où un « Je » pourrait sortir l’être de son anonymat et dessiner une figure à visage humain.


Le film amorce alors un deuxième mouvement qui associe la découverte de soi à la révélation de ses origines, la recherche de son « essence ». Mais le génie de l’œuvre est de montrer que la question métaphysique d’ « où viens-je », si elle est un moment nécessaire à la construction de soi, est avant tout une chimère. D’ordre religieux, elle relève davantage de la croyance irrationnelle, et repose en ce sens sur des fondements dont l’apparente stabilité ne cache pas leur fragilité. Le rêve d’une identité révélée par ses racines se retrouve foudroyé par la réalité d’une existence en mouvement, qui ne permet jamais d’assigner dans un espace clos et apparemment objectif, connaissable, l’essence d’un individu.


Le film joue alors avec les références religieuses (pensons à la citation biblique de la descendance de Rachel, longtemps infertile et morte en couche, dans le personnage de Joseph, « Joe » qui passe du statut d’esclave à vice-roi d’Egypte) pour montrer ce désir profond chez un individu de fuir son existence misérable par l’interprétation des évènements du réel comme signe d’élection. La croyance en une destinée messianique, qui inverse les rapports de force entre l’individu et le monde, permet à K de recentrer la vie autour de lui, de s’inventer une destinée justifiant son existence, par de-là les déterminismes et les diktats sociaux. En ce sens, le film montre avec une lucidité rare comment le refus d’accepter la bassesse de sa condition invite l’individu à rechercher dans le passé une origine qui donne rétroactivement à l’être sa valeur et le sauve du néant. K, en pensant être né d’une mère, et être le résultat d’un miracle, confère à son existence un caractère exceptionnel qui le sort de l’anonymat et la rassure dans son appartenance à l’humanité. Il se console dans la croyance en la possibilité de découvrir une image objective de soi par laquelle il pourrait se dire humain.


Mais le troisième mouvement du film vise alors à déconstruire cette représentation d’un soi figé dans un passé qui en révélerait la valeur, le sens et les contours. Par ses trouvailles visuelles, le film n’a de cesse de fissurer l’image trop nette qu’un individu se ferait de lui-même, par le recours à des hologrammes défaillants, à des superpositions impossibles de deux images, à des spots publicitaires fuyants, au statut ambigu, mi-réel mi-artificiel. Ce monde de l’entre-deux, du virtuel, n’a d’autre but que de mettre à jour les limites d’une philosophie substantialiste suggérant qu’un homme se définirait par ses racines.


La dernière partie de l’œuvre conteste cette définition de l’humain qui reposerait sur des critères objectifs définissables en amont. Au contraire, ce n’est pas dans le passé, dans la correspondance a priori de certains attributs à des normes objectivables qu’on révèle son humanité, mais dans l’acceptation de sa liberté, de son indépendance à l’égard aussi bien des chaines du passé que du présent. Le film embrasse alors une perspective existentialiste. Désormais, l’individu se définit par sa qualité d’agent libre, capable de poser des actes gratuits. Ce n’est plus le passé, mais le futur qui fait de l’être un humain. Ce n’est plus le besoin de certitudes, d’assurance de sa valeur, mais dans ses actes que K finit par atteindre l’humanité. En sauvant gratuitement Deckard, en choisissant librement de l’aider à rencontrer sa fille, il devient un être-pour-autrui, capable de décider par lui-même des liens qu’il veut tisser avec ses semblables. La logique mercantile, fonctionnelle de la société se trouve abruptement déréglée : K devient le propre coordonnateur de son existence. Ainsi, son refus de tuer Deckard est le signe d’une individualité qui ne veut se soumettre de nouveau à une organisation (révolutionnaire, terroriste ?) pour laquelle il ne serait qu’un pion. Il devient le créateur de son existence, et « invente » une action qui n’était pas déterminée par les agents sociaux ni même des besoins immédiats (quel intérêt avait-il de le sauver alors qu’aucun lien filial ne le rattache à Deckard ?).


En manifestant sa liberté, il repousse les considérations identitaires dans les tréfonds de son âme, et décide de montrer sa grandeur par un geste à la beauté et simplicité salvatrice : aider un père à retrouver sa fille. Ainsi, se transcender, ce n’est pas fuir le réel (l’impossibilité d’atteindre les colonies, de « monter au ciel » à la fin, l’illustre bien), mais s’accrocher aux émotions les plus simples et pures dans un monde où la gravité, le choix et la responsabilité morale existent (contre l’apparent délassement et la prétendue société des loisirs des colonies vendues par l’outil publicitaire comme seule échappatoire). Sa trajectoire évoque en fin de compte celle du répliquant Roy Batty du premier Blade Runner qui, dans un moment de grâce, va à l’encontre des déterminismes psychologiques et sociaux les plus évidents, en décidant de sauver, lui aussi, gratuitement Deckard.


« L’existence précède l’essence » disait Sartre, et c’est bien là tout le sens de la trajectoire existentielle de K, qui passe de l’anonymat à l’affirmation de soi (par l’illusion d’une appartenance substantielle à l’humanité), pour finalement projeter son être dans le futur (par la prise en main de sa destinée), en assumant sa liberté et son absence de définition, de limitation, d’assignation identitaire a priori.


Pour mettre en image ce cheminement existentiel, le film recourt à des compositions géométriques qui font écho à l’idée de lignes, de directions et trajectoires, de la recherche d’une pureté qui passerait par un évidement du cadre, la réduction du monde à l’épure d’un sentiment. Et c’est là que le film se démarque de son prédécesseur : à la matérialité, à l’esthétique surchargée, baroque grouillante de vie et de formes du premier, répond la limpidité des lignes et la précision architecturale du second. Non pas que la ville ait miraculeusement résolu la crise de la surpopulation, mais parce que le choix de cadrages fixes, d’une distance sobre et réfléchie, donne un caractère plus abstrait et métaphorique aux décors parcourus, qui perdent alors leur autonomie à l’égard de la narration et des personnages, mais non pas leur force expressive et évocatrice.


Toutes ces qualités nous invitent à pardonner au film certaines facilités scénaristiques et l’absence d’antagonistes marquants. Le bercement onirique des images, la lenteur hypnotique du montage, font entrer l’œuvre dans une dimension poétique qui ne s’appréhende non pas par l’entremise de passages au lyrisme marqué (au contraire, tout le film cherche à soustraire les sentiments aux démonstrations forcées), mais par un sentiment plus diffus, moins tangible mais toujours présent. Ce sentiment traverse l’œuvre en parallèle de la trajectoire existentielle du protagoniste, et sa beauté réside dans sa capacité à mêler dans un même temps l’évocation nostalgique d’une humanité détruite, à l’aspiration en un futur qui passe non pas par un changement politique, mais par la mise en lumière des touches les plus intimes à travers lesquelles l’humanité survit au moment même où le monde la dérobe.

Sartorious
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le 10 oct. 2017

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