"Blindspotting" de Carlos Lopez Estrada, mon film préféré de 2018. Dans la veine des meilleurs Spike Lee.
Blindspotting, c'est l'angle mort, et au cinéma, l'art de l'angle mort, c'est plutôt rare de nos jours. La scène la plus emblématique de cet art acéré qui organise le ravissement (au sens d'enlèvement) du spectateur est celle où Collin, le héros, arrêté à un feu au début de la nuit, avec son camion de déménageur, assiste impuissant à une terrible bavure policière. Le temps coule pour celui qui est contraint à un couvre-feu, Collin est pressé. Le feu est rouge. Collin ronge son frein, mais pas plus que chaque soir. Le début du film nous a rendu cette dramatisation familière. Alors même qu'elle a été désamorcée, l'action rebondit de manière inattendue et surgit dans le bord droit du cadre. La caméra tourne alors autour du camion, jouant de la vitre avant-droite, de toute la largeur du pare-brise avant, puis du rétroviseur gauche. Surcadrage magistral et regard pointu. Comme Orphée chez Cocteau, Collin voit LA scène traumatique dans le rétro. Ce qu'il n'aurait pas dû voir. L'angle mort porte bien son nom.
Le danger pour un jeune repris de justice noir à Oakland peut surgir de n'importe où, alors même qu'il s'efforce, dans ses derniers jours de liberté conditionnelle, à une conduite exemplaire pour retrouver sa place dans une société où le moindre dérapage s'avère fatal pour un jeune déclassé, toujours coupable potentiel. La scène où Collin est suivi par une voiture de police, alors qu'il vient de confisquer l'arme de son ami Miles devenu fou, est à ce titre d'une grande intensité émotionnelle.
Bref, "Blindspotting", c'est un film coup de poing dans la vue. Son scénario et les textes ont été écrits par les acteurs eux-mêmes : Daveed Diggs (comédien-rappeur) et Miles (homme de théâtre et slammeur). Les deux hommes qui se connaissent depuis le lycée sont intimement liés à la contre-culture d'Oakland, lieu de naissance du mouvement Black Panther. A la fois comédie (musicale) et drame social noir, le film alterne, au gré des variations d'humeur de ses personnages, des séquences jouissives, dignes des Blues Brothers (la scène du salon de coiffure rappelle Aretha Franklin et son "Think") et des scènes violentes où se manifestent un racisme et une injustice banalisés à la fin de la présidence Obama.
C'est un Oakland en pleine mutation que filme Estrada, pour le meilleur et le pire. Tandis que les lignes géo-sociales se déplacent et que certains préjugés tombent, l'âme populaire de certains quartiers se voit menacée par une gentrification galopante. La séquence, où l'impulsif Miles, blanc qui se rêve noir, s'en prend à des hipsters dans une soirée, est tout aussi hilarante que saisissante d'effroi. Des scènes douces aussi, quand l'ex-petite amie de Collin (qu'il tente de reconquérir) lui retresse ses dreads.
Toute violence a ses oeillères. Le film essaie de ne jamais tomber dans le manichéisme. Sa lucidité est dans sa grande fraîcheur - c'est le premier long métrage d'Estrada - et dans la place qu'il laisse volontairement à ses personnages, au langage et à la poésie de cette culture urbaine menacée. J'ai adoré les plans longs où la caméra offre à ses deux acteurs la liberté de tchatcher tout leur saoul et d'inventer quasiment en direct leurs soliloques versifiés. J'ai adoré aussi les séquences plus clipées et chorégraphiées, notamment celles des bôniments de vendeur à l'arrache de Miles (le bateau, ahahahaha).
On ne s'attend jamais à ce qui va arriver dans le plan suivant. La scène finale du slam rageur et noyé de larmes de Collin est aussi éprouvante que magnifique. On était au bord du dérapage tragique, dans l'angle mort de la caméra. Un film vivement recommandé.