Je fais partie de ces spectateurs qui détestent ce qu’on appelle les « films à tract ». Pour la faire simple, il s’agit d’un film plus préoccupé dans l’idée de marteler son discours, aussi noble puisse-t-il être, que de réellement réaliser un bon film. A la fois cousin éloigné du film à dossier et petit frère du cinéma académique, ce genre de proposition est globalement au mieux divertissant au pire d’un inintérêt confondant. Bien qu’ils ne rentrent pas à proprement parler dans cette catégorie, des réalisateurs comme Ken Loach, sont du genre à profondément m’ennuyer, malgré un sujet de base prometteur. Or, le film du jour semble répondre à plus ou moins tous les critères qu’on peut de prime abord adresser à ce quasi-sous-genre. C’est surtout le cas du thème du métrage et sa situation temporelle qui ont de quoi faire hausser les sourcils, tellement la mise en avant des communautés lgbtqi+ peut paraitre de plus en plus forcée, d’autant plus dans le but de montrer son oppression par les méchants hétéronormés. Pourtant, c’est peu dire que Blue Jean n’est pas du genre à servir à son spectateur ce même potage, car le premier film de la jeune réalisatrice anglaise Georgia Oakley a plus les abords d’un cri du cœur sincère que du bête martèlement politique.
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D’abord, Blue Jean, c’est un tube de David Bowie, c’est (pour le second mot) le nom de l’héroïne mais surtout le nom d’un mouvement anglais pour la protection des droits civiques (associé aux ouvriers ou encore la guerre du Vietnam). En tout cas, Blue Jean prend le contexte de l’année 1988, et l’imminente mise en œuvre de la section 28 : une loi visant à protéger nos têtes blondes du virus homosexuel et sa promotion, notamment au sein d’écoles publiques. Jean, justement, est professeure d’éducation sportive, mais la nuit, elle passe du côté obscur, dans des boites de nuit qu’on qualifiera aujourd’hui d’underground, avec Vivian, sa compagne. Si le film prend ce point de vue et cette temporalité, il en use davantage comme un contexte, un moyen de présenter ses personnages et de faire part des enjeux qui sont liés à cette loi encore aujourd’hui controversée. Pour autant, le film ne montrera jamais de mouvement de revendication, de duels entre politiciens ; seulement par le biais de journaux télévisé, on voit la vie des personnages être oui ou non chamboulée. Là où Blue Jean excelle, c’est que plus que de vouloir être un film historique, voir un biopic, il raconte avant tout l’histoire de ceux qu’on n’entendait pas et qu’on comptait encore plus étouffer. Mieux, il créé même un portrait lucide, car ayant pris du recul, de l’Angleterre de cette époque, à la fois dans son architecture que ses mœurs et la manière dont les liens sociaux se construisaient ; voir créer un parallèle avec notre époque. Alors qu’on vient d’apprendre la modification des œuvres d’Agatha Christie au nom du politiquement correct, l’Angleterre de Blue Jean et la politique de Thatcher qui en découle devient presque complémentaire, à cette époque déjà, on tentait de gommer ce qui sortait du droit chemin, et de ce que le film nous montre, principalement dans le but de préserver la petite vie familiale traditionnelle. Pour appuyer cela, de nombreuses scènes montre Jean en contact avec sa sœur ayant accompli sa vie de famille proprette et convenue. Il y a un vrai malaise qui découle de ces scènes, déjà de notre œil de spectateur, de savoir la ligne qui sépare ces deux personnages (si ce n’est personnes), puis de ce que ça raconte sur la question sociale anglaise. Tout ça pour dire que la position de Blue Jean est bien plus centrée sur les conséquences de la section 28 que la lutte des personnes visées afin de s’insérer dans la société. Blue Jean en revient à l’os, et si certaines des thématiques qui en découlent peuvent paraitre attendues ou pas très creusées, l’étude de personnage est ici incommensurablement très recherchée et fait tout le zèle de ce premier film jamais misérabiliste.
Cette souffrance silencieuse qu’ont subis les membres de cette communauté, Blue Jean lui rend hommage, car en plus de maitriser son sujet en y développant son potentiel, il réussit à s’extirper de ce que j’appelais le film à tract. Simplement, Blue Jean fait du cinéma, et même du grand. Si le film est très bien écrit, il laisse une place non considérable à son esthétique et surtout sa mise en scène. Pour le premier point, sans paraitre galvaudé, Blue Jean est une petite claque esthétique. Principalement dans le but de nous immerger dans l’Angleterre de l’époque, le film opère une série de bonnes idées qui n’ont rien d’un tour de force mais qui donnent un charme et une certaine densité à l’œuvre en question. Par exemple, il y a cette photographie vintage, très granulée mais jamais trop voyante qui tend à donner l’impression que les images projetées sont issues de l’époque filmée. Cette remarque va aussi pour la prise son, qui parait souvent brute, notamment dans son implémentation de musiques (originales ou non) mais aussi dans des envolées stylistiques qui ne dénotent pas du reste mais qui donnent une singularité inespérée à Blue Jean. En plus de sa technique, le film jouit aussi de très bons costumes, décors, maquillages, etc. On pense rarement à ce genre de détails dans des films pas ouvertement historiques, mais l’immersion ou tout simplement le charme de Blue Jean passe aussi principalement par ce genre de détails. Détails incroyablement bien pensés et réalisés, qui montrent que l’économie de moyen peut facilement être la source de qualité, ce qui se voit notamment dans les décors, à la fois délavés, empreint d’une brume matinale, décorés d’affiches au sens explicite, etc. Tout ça reste aussi un moyen d’accentuer les efforts de mise en scène réalisés par cette jeune artiste que reste Georgia Oakley. Là encore, surtout à première vue, pas de grands exercices stylistiques (même dans la boite de nuit, le film montre un réel contraste par rapport à l’extérieur, plus coloré et vif) mais opère toujours un cadrage et une mise à image que je qualifierai de méticuleuse. Une caméra souvent fixe mais qui arrive à toujours très bien se placer pour faire ressentir deux choses. La première, simplement retranscrire les émotions et les enjeux de chacune des scènes sans user de dialecte. Parfois de manière un poil forcée, comme au début, avec un miroir dédoublant la figure de Jean, souvent sans qu’on s’en rende compte ; et tant qu’à faire, en gardant une certaine beauté picturale. Surtout, Blue Jean, grâce à cette caméra souvent statique mais sensorielle, fait ressentir à son spectateur tous les rouages, les codes et les symptômes de l’oppression. Le film a la pudeur de se restreindre à l’intime de sa protagoniste, mais il réussit, sans pour autant généraliser, à montrer les conséquences de la section 28 et son objectif de rendre inacceptable l’homosexualité. Certaines scènes en deviennent parfois tendues et stressantes, comme lors d’un anniversaire, où l’on nous donne à sentir que l’extérieur se caractérise comme une survie de soi et de sa dignité, où tout peut dérailler à tout moment. C’est d’autant plus vrai par rapport à la profession de Jean, qui l’amène à avoir un certain charisme auprès de ses élèves, mais l’amène aussi à devoir veiller sur ces derniers de la manière la plus neutre possible (puis quand j’y pense, c’est un travail du corps, pas sans rappeler, au moins, un certain dépucelage). Tout ça sera chamboulée par l’arrivée d’une d’entre elles dans son jardin secret, ce qui rajoute une couche au discours sur l’oppression homosexuelle : notamment de rester silencieux. Je n’en dirai pas plus, mais s’il paraissait parfois beau vigoureux, Blue Jean fait dans ces moments, passer le spectateur du stress au chagrin.
Jusque-là, Blue Jean se révélait être un film au mieux marquant, au pire très bon ; arrivant à proposer des images remarquables et cohérentes avec des émotions fortes, laissant toujours la place à un texte au service de l’image. Surtout, ce qui est émouvant avec Blue Jean, c’est qu’il réussit à prendre le genre parfait pour contrecarrer la section 28 : la romance. Au contraire de ce que beaucoup auraient fait, la romance n’est pas une surcouche ou un banal contexte afin d’amorcer le sermonnage politique que je critiquais plus haut. Jean traverse plusieurs relations dans son film, avec cette élève d’où émaneront de nombreux enjeux du film, la sœur qui semble plus en savoir qu’espéré, ou encore avec ses collègues dont on comprend très vite le positionnement sur la mise en avant des homosexuels. Dans tous les cas, si elle peut paraitre un poil secondaire au début, c’est bien sa relation avec sa compagne, Vivian, qui vient créer la plupart des points les plus marquants du film. Tout d’abord, car elle vient créer une nouvelle nuance dans la représentation des homosexuels et leur oppression. En effet, Jean, si elle semble enfin s’épanouir dans ces boites de nuit, ne veut pas porter en étendard son appartenance, au contraire de Vivian qui en est presque le cliché vestimentaire. Ces deux approches d’abord complémentaires vont se voir fracturées par l’arrivée de la section 28, qui s’efface petit à petit pour montrer les ravages les plus intimes mais francs : non pas de douloureux lynchages publics, mais une fracturation entre deux amants ; presque plus efficace qu’un régime de terreur. Cette romance n’est jamais appuyée par de grandes phrases, comme le reste, l’image prime et laisse voir des scènes de jambes en l’air où le tabou semble s’envoler et l’amour se purifier, plus encore que dans l’insouciance de cette bande d’amies pendant leur partie de billard. Le second point, c’est le portrait jamais généralisé mais fort auquel aboutit cette relation. Jamais manichéenne, si ce n’est peut-être un peu attendue, elle montre de nombreuses nuances auxquelles faisaient face et font encore face nombre personnes au sein de cette communauté. Comme le dirait la tag line en haut de l’affiche, plus que l’homosexualité, c’est l’amour qui est interdit, et dès lors, les êtres qui se brisent et doivent se réinventer, sans pour autant s’extrêmiser. Enfin, cette romance, c’est ce qui permet de mettre en avant un des points fondamentaux de Blue Jean : ses actrices. Porté par Rosy McEwen, ce casting jamais caricatural mais toujours fort embrasse ses personnages et leurs donne une présence émotionnelle singulière. Ce n’est jamais très voyant, mais toujours très efficace, et au final, en ressortant pour certains en larmes, on se dit que c’était même un peu plus. D’autant plus édifiant quand on voit qu’il s’agit pour la plupart d’un premier rôle.
Il y a certes quelques ventres mous gênants, quelques personnages un poil caricaturaux ou attendus, mais Blue Jean écrase ces défauts mineurs sous ses innombrables qualités esthétiques, techniques et narratives. Portée par des actrices extrêmement convaincantes, ce premier film complètement maitrisé devient dans ses moments les plus intimes un énorme coup de poing sur les différents visages que revêt l’oppression en laissant toujours l’image parler en premier.
Ps : ce sont nos amis de chez UFO qui distribue ce film chez nous, et s’il parait loin de Unicorn Wars, Bertrand Mandico ou autre, Blue Jean recèle la même créativité, audace et virtuosité que leurs autres distributions, si ce n’est, en étant moins clinquant et plus subtil.