Blue Steel, Kathryn Bigelow, U.S.A, 1989, 99 minutes

Avec ce troisième film, Kathryn Bigelow poursuit le développement de cette idée d’appartenance coûte que coûte à une communauté. Avec, cette fois, une note un peu plus personnelle, dans le sens où l’histoire que conte « Blue Steel » n’est évidemment pas sans rappeler le parcours de la réalisatrice. Durant longtemps cette dernière ne fut pas prise au sérieux lorsqu’elle assurait vouloir réaliser des films, puisque c’est avant tout un milieu masculin. S’il lui a fallu du temps afin de pouvoir s’imposer (à son premier succès, « Near Dark », elle a 36 ans), c’est par ses œuvres qu’elle évoque le mieux sa victoire.


« Blue Steel » raconte l’histoire de Megan Turner (Jamie Lee Curtis, géniale comme d’habitude), une jeune femme tout juste engagée dans la police. Rapidement, elle doit faire face au sexisme ambiant, au ton paternel de ses officiers, et du manque de confiance de ces derniers. En somme, personne ne la prend au sérieux dans son métier, puisque c’est une jeune femme.


Il n’est pas nécessaire de développer davantage pour comprendre à quel point Megan Turner est l’alter ego de Kathryn Bigelow. Une fois de plus, la cinéaste use d’un genre particulièrement codifié, le Polar Noir, pour construire son intrigue, concentrée autour du climat délétère de l’Amérique des années 1980. Si le sexisme demeure le principal problème ciblé dans le film, de nombreuses thématiques le jonchent également, avec pour dénominateur commun le sexe et le genre de l’héroïne.


Une séquence est en cela hilarante (et pathétique), alors que Megan se fait draguer par un type (Matt Craven), lorsqu’elle lui avoue être officier de police ce dernier panique et ne comprend pas. Il met en valeur son physique, en lui disant qu’elle est très belle, donc pourquoi entrer dans les forces de l’ordre ? Comme si ce n’était pas la place logique pour une femme. Cela semble venir défier toute la logique d’une société étatsunienne qui refuse de voir sa propre évolution et ses progrès en face.


Le récit prend comme décors une ville de New York froide et aseptisée, quasi générique et étouffante. Dans cette cité tentaculaire et impersonnelle, la misère se trouve à chaque coin de rue et y côtoie une opulence toujours plus écœurante. Cela est mis en exergue dès le début du film lors d’une scène de braquage dans un drugstore. Un pauvre type (le [pas] regretté Tom Sizemore [1961 – 2023]) menace tout le monde pour quelques dollars, alors que dans le même endroit se trouve un trader excessivement aisé. Il existe là une corrélation avec cette idée de l’adaptation déjà perçue dans « Near Dark », résultant des excès de l’ère Reagan, et d’une société polarisée.


Le rôle du trader en question (un super Ron Silver, beaucoup trop convaincant) s’avère d’importance, puisqu’il marque le point de départ de toute l’intrigue. Mais c’est sa position sociale qui intéresse, avec sa stature d’homme parfaitement intégré, riche et puissant, mais complètement pété du casque. Cette intégration de façade cache en réalité un type totalement aliéné, qui rappelle bien entendu le Patrick Bateman de Brett Eatson Ellis. Tellement formaté à un monde où la norme régit absolument tout, il finit par perdre pied, se noyer et il sombre dans une extrême violence gratuite et sommaire.


L’image des hommes en général, dans ce film, se révèle particulièrement acide. Mis à part le détective Nick Mann (CLANCY BROWN !!!), qui considère Megan comme une égale, tous demeurent absolument abjects. Tout d’abord, son supérieur (un Kevin Dunn redoublant de détestabilité) refuse de la croire et l’infantilise. Ensuite, le trader devient son stalker, et passe du type charmant au monstre le plus abject. Il y a aussi le comptable qui la drague et refuse de croire qu’elle est policière, car elle est trop belle. Et enfin, son père se résume à un connard au mépris total pour elle, doublé d’une brute immonde qui bat son épouse.


Ces portraits masculins préfigurent déjà dans « The Loveless » et « Near Dark », mais ici ils servent de synthèse à l’expérience que subit Megan, qui est la seule femme émancipée du film. En effet, les autres sont sa mère éprouvée par son mari, et sa meilleure amie qui a choisi la voie de la famille classique et heureuse (en apparence). Megan est donc la seule qui décide de ses choix et les accomplit, se fracassant ainsi contre les murailles dressées par le patriarcat. Elle paye durement sa liberté, mais en comparaison des autres personnages qui l’entourent, elle est la seule à ne pas vraiment subir un destin préétabli pour toutes les jeunes femmes. Mais l’épreuve se révèle des plus difficile, violente, et laisse un goût forcément un peu amer.


Sous le couvert d’un Film Noir, encore une série B de genre, Kathryn Bigelow vient nous proposer sa vision de l’Amérique telle qu’elle la perçoit en cette fin de décennie. Soit une nation remplie d’inégalité, de névrose, de haine et d’une violence de plus en plus incontrôlable. La vision particulièrement désenchantée de la cinéaste (qui co-signe le scénario une fois de plus avec Eric Reid) livre un portrait pessimiste de son pays, tout en profitant de l’occasion pour charger l’incompétence des forces de police et l’incapacité d’une société patriarcale à résoudre ses problèmes.


Dans son dernier tiers, le métrage pousse encore plus loin, renvoyant Megan Turner à ses plus vils instincts, devenant finalement tout ce qu’elle combat durant le film. Les épreuves qu’elle doit surmonter s’avèrent absolument horribles et basculent dans une surenchère des plus sordides, au point qu’à la fin du récit, le personnage de Megan termine totalement déshumanisé. Le film lessive son héroïne, au point de la rendre quasiment fantomatique lors de l’ultime séquence. Le pari est osé, mais jusqu’au-boutiste, et illustre à merveille tout le propos voulu par Bigelow, du début à la fin. À aucun moment, elle ne cède à la complaisance et encore moins à une forme de mainstream, rendant le film parfois peut-être inaccessible, voir incompris, mais c’est aussi ce qui en compose toute sa force.


Par son traitement de la communauté et le portrait qu’elle livre des petites gens, Kathryn Bigelow montre une fois de plus son attachement au cinéma de John Ford. En opposant des prolos méritants à des nantis parasites, elle s’inscrit dans une tradition très ancrée à Hollywood. De plus, elle est l’une des premières à apporter un prisme féministe à l’ensemble, et y ajoute en plus sa touche d’expérience personnelle. C’est la rage au ventre que Kathryn Bigelow signe ce « Blue Steel », qui dut, doit et devra nous servir de leçon sur le monde que nous voulons bâtir.


-Stork._



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le 13 mars 2023

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