Dans Le Petit Soldat, Jean-Luc Godard fait dire à Michel Subor que « le cinéma c’est la vérité 24 fois par seconde ». Pour Brian De Palma, le cinéma c’est le mensonge 24 fois par seconde, et il a parfaitement raison. Car s’il y a une chose que De Palma a comprise et a fait comprendre au spectateur aux travers de ses œuvres, c’est tout l’art de la manipulation qui se dégage du cinéma et le film parfait pour illustrer cette citation est définitivement Body Double. Nous propulsant dans la capitale américaine du 7ème art, Los Angeles, le 16ème film de De Palma suit Jake Scully, un acteur en galère, essayant de joindre les deux bouts en jouant dans de minables séries Z horrifiques. Une rencontre avec Sam Bouchard, un confrère aux apparences altruistes, une maison à l’architecture futuriste, une voisine adepte de danse lascive, tous ces éléments vont faire basculer la vie de Scully.


La première des lubies de De Palma qui transparaît est donc le voyeurisme. Dans son chic appartement, Scully n’hésite pas se rincer l’œil en matant à l’aide de sa longue vue sa nouvelle voisine, Gloria Revelle en train de se déshabiller. Ces actes de voyeurisme vont développer une véritable fascination de Scully pour Gloria. Jake se mettra à la suivre, à récupérer une de ses culottes qu’elle aura jetée à la poubelle, et même essayer de la sauver d’un mystérieux voleur avant qu’une crise de claustrophobie le mette hors-jeu. Renvoyant au personnage de James Stewart souffrant de vertige dans le chef d’œuvre d’Alfred Hitchcock, Scully est quant à lui claustrophobe, une condition le paralysant dès qu’il se trouve dans un endroit exigu ou sombre. Évidemment ces actes de voyeurisme auront des conséquences, lorsque malgré lui Scully va devenir le témoin du meurtre particulièrement graphique de la belle Gloria à l’aide d’une perceuse électrique. Entre donc en scène l’un des personnages typiques de l’œuvre de De Palma, le témoin impuissant. D’autant qu’avec son profil qui tend vers le creepy, la police ne risque pas de le prendre très au sérieux. À la manière de Sueurs Froides, cet acte meurtrier va découper le film en deux parties. Une première plus lancinante prenant le temps d’exposer les enjeux, et une deuxième où le jeu de dupe va faire son apparition.


Comme le titre l’indique, le double, autre passion de De Palma occupe une place centrale dans l’intrigue. Comme Kim Novak revenant d’entre les morts dans le chef d’œuvre d’Hitchcock, la silhouette (et notamment son déhanché) de Gloria Revelle va réapparaitre au travers d’une actrice porno, Holly Body. En conservant cet angle du voyeurisme, activité qui se marie à la perfection avec le genre pornographique, Brian De Palma va donc une nouvelle fois traiter du dédoublement. Mais contrairement à des films comme Soeurs de Sang où le double représentait un aspect schizophrénique, permettant de distiller une ambiance horrifique, le double de Body Double est un moyen de faire une réflexion sur le cinéma. Holly Body est une actrice et a été engagée pour jouer le rôle de doublure de Gloria lors de ses numéros de danse. Tout cela nous ramène donc à ce que disait De Palma en ce qui concerne le cinéma, il s’agit du mensonge 24 fois par seconde. Il ne faut donc jamais se fier à ce que l’on voit, et chaque image est mensongère. C’est tout le message de Body Double.


Un jeu de faux-semblants inonde le film et aucun personnage ne semble être qui il est vraiment. Le fait que la plupart des personnages soient des acteurs, se maquillant, usant des alias, des déguisements joue dans ce sens. De Palma n’hésitera pas à nous plonger, comme Alice, de l’autre côté du miroir. Filmant à plusieurs reprises les dessous du cinéma, Body Double dévoile les supercheries qui trompent le spectateur et qui font partie intégrante de cet art. Que cela soit le travelling montrant un vampire dans un cercueil qui s’avère finalement être Scully grimé jouant un rôle ou même le générique placé sur un décor de studio, tous ces artifices permettent de perdre le spectateur, De Palma poussant même le vice jusqu’à transformer son film en véritable clip vidéo pour le groupe Frankie Goes to Hollywood et leur tube interplanétaire Relax dans une séquence anthologique. Cet aspect manipulatoire va donc être utilisé à plusieurs échelles. Par De Palma lui-même bien sûr mais surtout par le grand méchant du film. Tout comme De Palma fait et montre au spectateur ce qu’il veut, le tueur va ici s’amuser avec Scully, lui montrant ce qu’il doit voir. Il piège lui-même Scully en en faisant un protagoniste de sa supercherie à la manière d’un Truman Show macabre et dont il est le spectateur mesquin. L’utilisation à plusieurs reprises du travellings circulaires est à ce point sublime, un enfermement qui trouve un échappatoire au travers de ces baisers langoureux échangés avec Gloria et Holly. Le choix de la claustrophobie comme souffrance propre à Scully n’est donc pas un choix anodin, car il s’articule avec le fait qu’il se retrouve prisonnier du cadre. Scully n’est pas véritablement maître de ses actes, il subit chaque action, il est manipulé tel un pantin par les images que lui offre son ennemi. La seule façon de s’en sortir est donc de surmonter cette peur de l’enfermement. Ce n’est pas une simple mise en abyme sur le monde du cinéma que crée De Palma, c’est un autre film dans le film.


Avec son aspect méta, Body Double s’avère être un film très riche, qui transcende son statut de thriller inspiré d’Hitchcock. De Palma embrasse tous ses thèmes de prédilections pour au final parler avec une acuité folle du cinéma. En faisant preuve d’une virtuosité à toute épreuve, il est en pleine possession de ses moyens, offrant séquences cultes sur séquences cultes. Comment ne pas parler de cette filature incongrue à l’intérieur de ce centre commercial ? Ces danses voluptueuses sur l’érotique partition Telescope de Pino Donnagio, cette gueule d’indien terrifiante armée d’une gigantesque perceuse. Une grandiloquence que beaucoup qualifieront de kitschissime et qui aura valu une nomination au Razzie Awards pour De Palma. Encore une preuve de l’incompréhension envers ce génie qui se remettait difficilement de l’échec de son très personnel Blow Out. Body Double est définitivement l’un des points d’orgue de sa vaste filmographie. Œuvre passionnante et passionnée, Body Double c’est tout simplement Brian De Palma 24 fois par seconde.


Article complet sur Cineseries-mag

Créée

le 6 juin 2018

Critique lue 894 fois

10 j'aime

Bondmax

Écrit par

Critique lue 894 fois

10

D'autres avis sur Body Double

Body Double
FrankyFockers
10

Critique de Body Double par FrankyFockers

Pourquoi ce film est-il si important dans l'histoire du cinéma moderne ? Voici une question qui mérite d'être analysée, comme il convient aussi de s'arrêter quelque peu sur le cas Brian de Palma, le...

le 24 avr. 2012

60 j'aime

4

Body Double
pphf
8

Double, triple, quadruple et hot

Imposture ? Et beaucoup (à commencer par des gens très bien) n'admettront pas. Sans doute - mais drôle. Le cinéma est omniprésent dans Body double. ALFRED ET BRIAN Rien que de très classique : De...

Par

le 12 mars 2014

38 j'aime

3

Body Double
Sergent_Pepper
7

Du lourd, dans tous les sens du terme.

Du lourd, dans tous les sens du terme. Un traitement clinquant et kitsh poussé dans ses ultimes retranchements parce qu'il est le sujet même du film : le porno et Hollywood en 1984, à quoi...

le 19 juin 2013

38 j'aime

1

Du même critique

Memories of Murder
Bondmax
9

Killing in the rain

Alors que j'étais tranquillement dans un bar entrain d'apprécier une menthe à l'eau avec mon ami Bong Joon-ho, on s'est mis a parler film coréen. J'avais vu son film Snowpiercer, et je lui ai dit,...

le 15 janv. 2014

120 j'aime

2

Breakfast Club
Bondmax
9

Full Breakfast

Au même titre que le Magicien d’Oz, The Breakfast Club fait partie de ces films qui jouissent du statut de film culte aux Etats-Unis, alors qu’ils sont très peu connus dans nos contrées. Il suffit...

le 28 mai 2014

115 j'aime

9