Bienvenue chez les cinglés.
Le cinéma hollandais n’est pas forcément le plus populaire en Europe, souvent oublié au profit de son voisin, le cinéma danois, fort de têtes comme Lars von Trier ou Nicolas Winding Refn. Pourtant, il a jadis connu ses heures de gloire en étant un des fers de lance du cinéma trash et jusqu’au-boutiste grâce au brillantissime Paul Verhoeven, dit le Hollandais violent, avant son exil aux Etats-Unis. C’est un cinéma très fort culturellement et Alex van Warmerdam ne manque pas de le rappeler. Ce cinéaste confirmé du plat pays ayant réalisé 20 ans plus tôt l’étrange mais intrigant Les Habitants a présenté à Cannes son nouveau long-métrage, Borgman, baigné dans la même essence cinématographique. Fascinant, dérangeant, malsain mais beau ? Que retenir de Borgman ?
Il est intéressant de constater que le film s’ouvre sur une séquence assez inattendue : une chasse à l’homme. Dès le début, van Warmerdam offre des images incongrues, celles d’un paysan enfilant son ceinturon à pistolet tel un cowboy ou encore ce prêtre s’équipant avec un fusil de chasse. « ‘sont fous ces Hollandais » sont probablement les premières pensées que l’on a à l’esprit. Pensée loin d’être à tort, par ailleurs, tant le cinéma de van Warmerdam s’obstine à mettre en scène les dérives assez spéciales de certaines populations en Hollande. Ici, c’est par l’intrusion d’un parasite, le fameux Borgman, dans un milieu bourgeois en apparence droit et tout ce qu’il y a de plus normal. Dès lors, c’est justement une déconstruction de toute cette normalité qui s’observe. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la fascination avec laquelle nous observons ces péripéties extrêmement douteuses se dérouler possède un côté voyeuriste malsain, finalement génial dans sa nature cinématographique.
Il y a également une force très affirmée dans la culture hollandaise, cette culture de la droiture, de la famille et de la réussite. D’une certaine manière, on pourrait penser que le film n’est pas envisageable en France, du moins pas de la même manière (de la même façon que La Chasse de Thomas Vinterberg reposait beaucoup sur sa culture danoise). Ainsi, dans le monde mis en scène par van Warmerdam, l’intrus est immédiatement identifiable. Une fois qu’il a pu pénétrer, le reste n’est qu’une contagion inéluctable. Le plus étrange dans tout ceci est de se dire que notre fameux Borgman n’est peut-être pas le personnage le plus dérangé de l’histoire. A plus d’une reprise, on repense à Scènes de chasse en Bavière de Peter Fleischmann, se concluant par ailleurs sur le même genre de séquence de chasse à l’homme qui l’ouverture de Borgman. On assiste donc, les yeux grands ouverts, à la destruction du monde de la normalité faisant place à l’érection d’un monde de la folie finissant lui-même pas s’effondrer. Le cyclisme de Borgman effraie.
Toute la fascination qu’émet le film permet ainsi au spectateur de ne jamais s’ennuyer, sauf dans le dernier quart, cette fin pourtant réussie sur le plan de l’écriture mais malheureusement mal rythmée. Dommage, car c’est le seul moment du film où l’on ressent justement cette inégalité rythmique. Tout le reste est superbement bien mis en valeur par la réalisation à la fois sobre mais très visuelle de van Warmerdam. Le cinéaste tire le meilleur de l’image numérique, format qui semble d’ailleurs mieux lui correspondre que la pellicule. Compositions de choix et travellings classieux répondent présent à l’appel. L’incursion dans ce monde sans vie se fait donc toute en fluidité grâce à la froideur élégante du réalisateur. Curieusement, on s’interroge sur le choix du format, le cinemascope. Pas forcément maitrisé, il ne parait pas nécessairement naturel. Tout comme le léger souci de rythme à la fin, c’est l’un des rares défauts du métrage. Notons également une partition musicale qui, outre le fait d’avoir une composition relativement insignifiante, apparait à trois reprises dans le film tel un cheveu dans la soupe. Elle brise quelque peu l’élégance et la sobriété du dispositif et s’apparente plus à de l’ameublement qu’autre chose.
Malgré ces quelques tares, Borgman s’apparente donc à un film passionnant à suivre. A plus d’un instant, on se demande devant quel objet cinématographique on se trouve. Mais rien à faire, rivé à notre fauteuil, on trépigne d’impatience de connaitre la suite des évènements, dont on espère presque qu’ils soient plus sordides qu’ils ne le sont déjà. Tout le casting parvient à donner corps au film, partageant avec le spectateur le charisme hypnotisant de Jan Bijvoet campant Borgman. Il n’est pas rare que les films mettant en scène des vecteurs de la folie manquent de subtilité ou d’intérêt, mais dans le cas présent, il serait trop dommage de ne pas se laisser emporter dans cette nouvelle virée chez les cinglés signée Alex van Warmerdam.