Le boulevard du temps qui passe
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l’heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles
Et l’on entend à peine leur parole.
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.
« Te souvient-t-il de notre extase ancienne ?
Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne. »
- Verlaine -
Dans l’immense palais baroque et dévasté, dans le salon désert et décrépit, autour de la comtesse Dracula, des fantômes émaciés ont engagé une partie de bridge sinistre et pathétique. Vieilles gloires oubliées, icônes défraîchies, on reconnaît même, le temps d’une image presque subliminale, le grand Buster Keaton – et au fond, en observateur vain bien plus qu’en metteur en scène, Erich von Stroheim en sentinelle, en gardien de ce musée ruiniforme.
Tout a été dit sur Boulevard du crépuscule, film culte, analysé, commenté, disséqué …
Une oraison funèbre, la fin un peu sordide d’un univers, celui du cinéma muet et de ses étoiles, avec l’arrivée du cinéma parlant et d’un nouvel Hollywood
Hollywood, cité mythique, vampire, moloch, qui ne peut vivre qu’en brûlant ce qu’il a adoré, qui exige sans arrêt son tribut de nouveaux visages, de nouveaux corps …
Ou encore, cette idée, géniale, jusque alors inédite (American Beauty en proposera, bien plus tard, une variante très réussie), du mort en narrateur …
… Sunset Boulevard, c’est tout cela à l’évidence.
Mais pas seulement.
QUEEN KELLY
… Pas seulement un film sur la déchéance des étoiles du muet.
Car la scène, magistrale, de la partie de bridge, ne suffit pas à résumer le film. Billy Wilder ne se contente pas de mettre en abîme le cinéma par le biais d’une fiction, comme beaucoup d’auteurs, et des plus grands, s’y essaieront ( et lui-même, une seconde fois, avec Fedora, autre belle réussite).
Ici c’est bien plus troublant. Car Norma Desmond / Gloria Swanson, Max / Erich von Stroheim et le scénariste-narrateur-gigolo / William Holden s’offrent régulièrement des séances privées de cinéma, pour regarder notamment … Queen Kelly, œuvre ultime et muette d’Erich von Stroheim, avec en vedette Gloria Swanson en personne, Queen Kelly œuvre maudite, mutilée (avec même des essais d’adjonction de scènes parlantes), définitivement inachevée, tombeau des ultimes ambitions de von Stroheim – désormais mentor, mari, et metteur en scène d’une star déchue, dans des décors ruinés, peuplés d’ombres, de courants d’air et de rats. Rien de théorique dans cette approche-là, plus que troublante.
A l’opposé, le nouvel Hollywood est incarné par Cecil B. de Mille dans son propre rôle. Seigneurial, tout en costume et en bottes, en veulerie aussi, il représente bien cet âge d’or, ce développement irrésistible – mais pas si nouveau au bout du compte, puisque à ce moment Cecil B. de Mille s’apprête à recycler, avec le parlant, un de ses plus grands succès du muet – Les Dix commandements.
Entre producteurs tyranniques, agents serviles, scénaristes approximatifs, et artistes sans talent, à l’évidence Billy Wilder n’aime pas trop cet Hollywood-là.
LA COMTESSE AUX PIEDS NUS
… Pas seulement un film sur le monstre Hollywood
Quelques années plus tard, J.L. Mankiewicz reprendra plusieurs des grandes idées de Sunset Bd, tout en y ajoutant des éléments très personnels. La filiation entre les deux films est évidente : Hollywood en objet critique, incarné par une de ses icônes, découvert à travers le regard d’un scénariste s’exprimant très largement en voix off. Dans les deux films, le personnage du scénariste, interprété ici par William Holden, là par Humphrey Bogart est évidemment (et presque explicitement) le porte-parole du metteur en scène. Les deux films développent ainsi un argument semblable, mais avec, en apparence du moins, des conclusions totalement opposées. Dans la Comtesse aux pieds nus, la vedette, ivre de liberté et d’absolu, reste enfermée, malgré elle et jusque au bout, dans son statut d’icône – à en mourir ; dans Sunset Bd, la star déchue, tente jusqu’au bout et au-delà de l’illusion de demeurer la star - à en perdre la raison. La comtesse est nue. Dans les deux cas, Hollywood va les dévorer.
Si dans la Comtesse aux pieds nus le scénariste (Humphrey Bogart) demeure jusque au bout un témoin, certes privilégié mais sans impact sur l’action et sur le destin, dans Sunset Bd le scénariste (William Holden) entre de plain-pied dans le drame. Billy Wilder, à aucun moment, ne cherche à flatter son personnage – veule, assez lâche, peut-être par pitié, intéressé … Mais il lui reste la lucidité. Il restera finalement à distance des deux univers qui cherchent à l’accaparer, celui du Hollywood ancien, incarné par l’icône déchue (Gloria Swanson) et celui du nouvel Hollywood, triomphant, incarné par la jeune auteure qui monte (Nancy Olson). Deux scènes parallèles, et essentielles, sont totalement révélatrices à cet égard : celle, magistrale du bal, dans la grande salle du palais désert, réservée à deux personnes, qui bientôt vont disparaître, devant un orchestre statufié, à la façon d’un bal des vampires, mais sans humour, mortifère, sans danseurs et sans bal ; la scène « festive » du nouvel Hollywood, surpeuplée au contraire, entre comédiens sans emploi, agents plus ou moins douteux, producteurs inconsistants, fête bruyante, oiseuse et déjà décadente. Dans les deux cas, le scénariste va fuir. Et c’est précisément son incapacité à choisir, parce qu’aucun des éléments du choix n’est vraiment ragoûtant, qui va lui coûter la vie.
La question n’est même plus celle de Hollywood.
LE BOULEVARD DU TEMPS QUI PASSE
… Pas seulement une mise en abîme du cinéma.
Soumis à l’instant, celui de la prise de vue mise dans la boîte, le cinéma, art du vivant est un art particulièrement sensible au vieillissement. Avec un paradoxe, autour duquel le drame va se nouer : l’acteur / l’actrice vieillissent, et l’art ne peut survivre que sur leur renouvellement ; mais le film enregistré demeure – et la star y est éternelle. Norma Desmond ne parvient pas à distinguer la femme et l’actrice –elle demeure la star, et lorsque tout est consumé, après le meurtre, face à la cohorte du tout Hollywood, de ses vedettes, de ses pique-assiettes, producteurs, metteurs en scène, agents, journalistes et policiers à présent, elle compose en fait (et de la façon la plus magistrale), son rôle ultime, dérisoire et pathétique.
Une des grandes réussites du film, c’est qu’il parvient presque à nous faire croire à cette éternité illusoire. L’arrivée du scénariste dans le grand palais délabré fonctionne comme une source de jouvence : les pièces retrouvent leur lustre, la vieille voiture de collection, initialement sur cale, retrouve la route (et même, dérision, de nouvelles propositions de contrats au cinéma), la piscine, initialement peuplée de rats, se remplit à nouveau – et la star sort de son refuge étouffant, renoue les contacts, sourit, s’épanouit.
Illusion évidemment. Drame. Gloria Swanson n'a plus l'âge de jouer Salomé. Tragédie sans issue, pathétique, glauque, au-delà du noir. Sunset Bd est un grand film sur le vieillissement, une méditation sur le temps.
On peut alors songer à une chanson de Georges Brassens, évoquant, sans le nommer, un autre grand boulevard tout aussi symbolique :
Tous ces gâteux, ces avachis,
Ces pauvres sépulcres blanchis
Chancelant dans leur carapace,
On les a vus, c’était hier,
Qui descendaient jeunes et fiers,
Le boulevard du temps qui passe.