Boum boum réconcilie Le Joli Mai et Le Mystère Koumiko, c'est-à-dire la révolution et l'amour. Et même, plutôt que de les réconcilier, il les fusionne - il montre à quel point l'un n'est rien sans l'autre. Il n'y a aucune autre raison d'aller manifester le samedi que de vouloir tomber amoureux et changer le monde avec des gens qu'on aime. Alors d'où vient l'amour ? D'une colère en commun, peut-être. D'une colère qui, trouvant enfin à s'exprimer physiquement dans les rues de Paris, autour de l'Etoile, libère d'autres émotions possibles, inattendues. C'est la question que pose Laurie Lassalle aux manifestants : d'où vient votre colère ? Et la question du spectateur est la suivante : d'où vient l'amour que nous voyons surgir de façon si abrupte et déchaînée sur l'écran ?
Laurie Lassalle s'éprend d'un manifestant parisien, marxiste et révolutionnaire, et décide de le filmer aussi près que possible, trouvant qu'on n'est jamais assez près des gens. Il est en couple libre avec une autre femme, et lui aussi s'éprend de la réalisatrice. Ils deviennent amants de manifestation. Amoureux en gilet jaune. Ils s'écrivent des messages magnifiques, messages de mise à nu et de bouleversement intime, dont la poétique est totalement imprégnée par le mouvement politique auxquels ils participent ("rendez-vous à l'Etoile", se dit-on dans cet amour-là). Mais le cinéma lui-même est bouleversé. A un moment, la cinéaste tend la caméra à Pierre pour qu'il la filme lui aussi. L'amour et la révolution permettent cela : l'abolition des rôles trop figés, déterminés.
Un jour, entrant au parc Monceau à l'aube alors que les grilles sont fermées, la réalisatrice entreprend de demander à Pierre ce que serait pour lui la liberté. Il esquisse une réponse, démarre sur une idée, renonce, s'allonge dans l'herbe, attire près de lui la femme qu'il aime et qui le filme et la caméra tombe sur le sol, ne montrant plus que le ciel, laissant les amants s'ébattre. Filmus interruptus. Un peu plus tard, Pierre tient la caméra, fait allusion à ce qui est arrivé au parc Monceau, et Laurie sourit, le visage irradié par l'amour et la joie. Le film est plein de ces surprises qu'aucun scénario n'aurait osé. Plein de ces obscénités propres à l'amour qui naît. Ces obscénités qui révèlent ce qu'il y a de plus fragile et plein d'espoir en nous.
Parce qu'elle le suit partout parmi les nuages de fumée lacrymogènes, en évitant les tirs de flash balls, la cinéaste rencontre aussi d'autres personnes, qui viennent pour des raisons variées, parfois étranges, belles et tendancieuses (le joueur de tambour épris du Christ et de la Vierge), parfois simplement dignes (la soeur de Lamine Dieng, tué par la police alors qu'il avait dix ans). Le documentaire est absolument parfait dans le regard posé sur les gens, les écoutant sans tenter de les coincer ni de les cataloguer, de les extrémiser (le mot est à la mode) ni de les tiédir.
Laurie Lassalle est au premier rang lors du saccage du Fouquet's. Elle assiste aux blessures, aux tirs inopinés, aux nassages désastreux. Elle filme aussi un CRS en l'interpellant au sujet d'une banderole comptabilisant les morts et les blessés : "vous en pensez quoi ?" Elle filme le sol, le ciel, les façades, les publicités, les visages, les mains, l'avant, l'arrière, partout. Elle n'a peur de rien, son film non plus, carnavalesque et merveilleux. La caméra vole, intercepte l'affiche d'un mauvais film, "Qui m'aime me suive", et tout fait tout le temps sens, tout est traversé par le souffle fou de l'espérance. Son amant est nu : fondu sur un feu d'artifice - elle tente tout. Il y a sans doute quelque chose d'immense à sauver.
Boum boum raconte exactement la même histoire que Toute une nuit sans savoir sorti récemment. Mais Laurie Lassalle ne fait aucune manière, au contraire de Payal Kapadia. Rien de chic ou vintage, tous les stigmates du cinéma contemporain s'effondrent, les images sont simplement celles d'aujourd'hui, celles qu'elle a pu prendre. La vision de l'amour, elle-même, est plus intense, plus incarnée. La vie l'emporte tout le temps. Les blessures sont nombreuses, quelques personnes restent à terre, d'autres ont la joue trouée, un bandeau sur l'oeil, vomissent à cause des lacrymos, manquent de s'étouffer, ou prennent simplement peur. Pierre lui-même est visé au tibia. Une balle lui laisse un trou dans la jambe jusqu'à l'os. Laurie Lassalle filme le stigmate de la lutte, et la manière qu'a son amoureux de se soigner, au plus près du corps, au plus près du trou. Le corps troué des Gilets Jaunes est un corps amoureux.