Lorsque l'enfant était enfant
Réunir quatre jours par an ses acteurs et ce pendant douze années d’affilée ; les filmer pour dépeindre les affres du temps sur l’amour, le corps humain et l’être, Linklater l’a fait. Un film hors-normes pour un projet hors-normes. Le cinéaste peut se targuer d’avoir composé une œuvre emblématique, d’anthologie. Par son seul schéma, Boyhood est unique en son genre. Il convient d’ores et déjà de saluer un travail de longue haleine, de rigueur, empreint d’une lumière infiniment pure puisque Boyhood, dans ses tribulations, représente l’essence même du cinéma : capter le mouvement, écrire l’évolution d’une lumière, d’un corps. Ni en en le sublimant, ni en le diabolisant non, mais en le suggérant, de manière humble. Retour sur un film a priori extrêmement « banal » et indubitablement puissant.
Boyhood commence par un plan de nuages fugitifs, annonçant d’emblée l’évolution du récit. Les yeux levés au ciel, Mason contemple l’aether dans l’espoir d’y trouver des réponses à ses questions innocentes. Une mère légèrement névrosée, soucieuse de bien faire, une sœur chiante et un père rarement présent, presque épisodique, ensemble ils forment une famille typée mais constituant le socle même du film, du récit, se fondant dans le décor, le festonnant. Ils sont à la fois les acteurs (Notes : rendez-vous compte, ce film est une mise en abyme humaine, ce n’est plus du théâtre ou du cinéma, le film est devenu leur propre vie, un geste quasiment routinier !) mais également les contemplatifs, observant le temps, qui passe, inéluctablement, irréversiblement.
Et ce qui doit arriver, arrive. Sans la présence d’un sous-titre, sans l’ombre d’un dialogue (qui auraient été trop téléphonés), Mason grandit, évolue, s’éveille et nous emmène avec lui dans les strates du temps. Une nouvelle dimension impeccablement retranscrite, d’où l’intelligence d’un tel travail, le meilleur maquillage étant également et accessoirement leur meilleur allié, le temps. Toujours lui. Rien que lui. Il les aide, mène ce « quadriptyque » d’années en années, filmant leur vie grâce à des repères humbles : la musique façonne le décor culturel et leur habits, leur coupe de cheveux changent, venant ajouter ici une autre grande vertu au film : l’étude des mœurs.
Pas de grandes tragédies, pas de meurtres, pas d’enquêtes policières, seulement le journal d’une jeunesse, celle de Mason, qui mange, qui regarde, qui rigole, qui fustige, qui souffre, qui dort, qui rêvasse, qui s’exprime, au travers de réactions puériles ou profondes, de la photo et… de l’amour. Pas d’envolées lyriques, pas de drames ou de pathos. Seulement l’ineffable et l’indispensable sentiment d’aimer car chaque être humain ne désire que cela : l’amour, le bonheur. Et c’est précisément dans ces tribulations métaphysiques que Linklater déborde de grandeur, à grand coup de virtuosité : il n’exhibe rien, ne filme pas les ruptures amoureuses et le temps comme de grands sujets puisqu’ils sont infiniment personnels et individuels et sans pour autant tomber dans le dérisoire ou le scepticisme.
Le cinéaste est arrivé à filmer la vie. Rien que ça. Avec une élégance certaine, un pied dans le réel, l’autre dans le génie. Boyhood est une œuvre incomparablement géniale, à la photographie irréprochable, surfant certainement sur une idée en premier lieu novatrice donc ahurissante, mais surprenante dans sa manière d’aborder le film puisque son schéma est linéaire, limpide. Par son titre, Boyhood filme la jeunesse en proie aux doutes, au questionnement d’une existence terrestre, d’une place dans la société. Il faut se frayer un chemin et Mason y parviendra car telle est la destinée du petit héros : se construire, se révéler, comme le cinéma se révèle et transpire de génie en magnifiant une chose simple, vivre.