Représenter le temps au cinéma n’est plus une idée novatrice aujourd’hui. Filmer un même acteur sur plus d’une décennie, la saga Harry Potter en a habilement montrée le charme et la faisabilité. Le tournage et l’idée originel d’un « film fleuve » comme Boyhood, si elles paraissaient originales et prometteuses d’une expérience inoubliable, ne sont pourtant, dans un sens bien particulier, que peu à la hauteur de nos attentes. Le chef d’œuvre annoncé est finalement sur l’écran quelque chose de simple, à l’opposé de toute prétention, ne se prenant pas pour une pièce maîtresse de la filmographie de Linklater. Avons nous affaire pour autant à un petit film raté ? Nous en sommes loin, tant la modestie de Boyhood fait parfois surgir l’incroyable, le magique que nous n’avons pas l’habitude de venir chercher dans le cinéma indépendant américain de 2014.

La trilogie des Before du cinéaste (étalée sur près de vingt ans) traduisait déjà ses folles ambitions avec une ampleur bouleversante : le passage du temps dans la vie d’un couple en devenir, montrant par de grands dialogues le questionnement existentiel – et la douleur de l’attente d’un futur imprévisible – de Céline (Julie Delpy) et Jesse (Ethan Hawke). Le premier aspect frappant de Boyhood se situerait donc déjà dans cette négligence volontaire des partis pris formels : les sublimes cadrages et champ/contre champ de Before Midnight (2013) laissent ici place à une mise en scène plus brute, hésitante, perdue dans un montage véloce en apparence bordélique mais d’une parfaite cohérence.

Boyhood est bien plus qu’une grande course contre la montre cherchant à exposer douze ans de la vie de Mason (Ellar Coltrane), le tout en moins de 2h45. La sensation étrange que nous ressentons, c’est celle d’assister à un documentaire en cours de tournage, film aux genres hybrides s’entrecroisant pour finir, au cours de la dernière demi heure, dans une atmosphère fusionnelle de teen movie, docu-fiction, réflexion d’une simplicité désarmante sur l’enfant cherchant une place dans son monde, avec angoisse, peur et curiosité.

Précisons par ailleurs que cette simplicité ne cherche au grand jamais son écho dans la « normalité », une volonté de réalisme bazinien à la neutralité bressonienne. Car Boyhood, outre sa prise de position et manquant parfois d’affirmation, crée de la surprise voire de l’incompréhension par son scénario enchaînant plusieurs vitesses supérieures dans la partie de l’enfance de Mason. L’ironie et la violence qui se dégagent du deuxième mari d’Olivia (Patricia Arquette) ne verse pas dans le sentimentalisme insupportable présumé. Cette fameuse scène de repas familial nous inquiète, nous révolte. Pas seulement pour notre empathie envers Mason, mais pour l’avenir de ces personnages que nous essayons en vain de prédire avec plusieurs coups d’avance lors d’une partie d’échecs. C’est naturellement que la vie de Mason se déroule sous nos yeux, et ce n’est que rarement que nous pensons au moment présent, à l’instant « t » de la vie du jeune garçon.

Le regard que porte Boyhood diffère en cela du cinéma classique d’aujourd’hui, essentiellement par sa matière brute sortie tout droit – outre la qualité de l’image – d’une pellicule super 8 comme un film de vacances sans discours, sans vision d’auteur propre, d’une évidence rebutante mais toujours passionnante, immisçant discrètement des souvenirs imaginaires tout au long du film : le corps élancé d’Olivia, la voiture du père de Mason (Ethan Hawke), les cheveux longs de ce dernier. Si le temps diégétique parvient si bien à se substituer au temps réel, notre rapport et nos jugements sur cette tranche de vie évoluent en permanence vers la recherche de notre identification à ces multiples personnages fictifs. On pourrait presque y relever un petit défaut : trop de personnages pour tous les goûts, en vue d’une ouverture à un public plus large que celui des Before. Mais qu’importe si ce Boyhood affiche moins de radicalité et de dialogues intellos à la Eric Rohmer qui avaient pu infliger un ennui sans nom à certains spectateurs. Il est une exploration minutieuse de l’enfance, de l’adolescence, d’un jeune garçon que nous ne connaissons pas, et ne connaîtrons sans doute jamais. Et qui pourtant nous semble si familier, recelant de secrets inavouables, dans ces derniers plans respirant la nostalgie d’une époque, d’une jeunesse, et surtout de notre attente avant de s’engouffrer dans la salle de cinéma. Non pour y voir un banal film de 2h45 sur l’enfance, mais bien douze années d’une vie ne pouvant que d’une façon ou d’une autre nous évoquer la notre, si lointaine, si proche, passée, présente ou future.
Forrest
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le 4 août 2014

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