Film qui vieillit mal
Douglas Trumbull s'est essentiellement fait connaître comme directeur des effets visuels pour des "petits" films comme 2001: l'odyssée de l'espace, Blade Runner, Star Trek ou encore Rencontres du...
Par
le 23 avr. 2012
6 j'aime
Les relations sociales peuvent-elles constituer de véritables échanges intersubjectifs malgré le fait que nous soyons des êtres distincts, ou alors toute société n'est-elle qu'une juxtaposition de consciences individuelles repliées sur elles-mêmes ?
Le rapport introspectif à moi-même est solitaire : les états mentaux sont privés, inaccessibles aux autres et à l’étude scientifique. Par exemple, autrui peut observer de l’extérieur mon comportement de fuite et mon expression faciale, ou un scientifique pourrait examiner les images cérébrales montrant des zones actives de mon cerveau, mais ils ne pourraient pas observer mon émotion de peur, le motif qui me motive à agir et fait de mon acte une action, ou ma douleur. Un dentiste qui me soigne peut constater que la carie a mis un nerf à vif qui est la condition physique de ma douleur, mais n’a pas accès à ma douleur ; c’est pourquoi il peut me demander d’évaluer la douleur que je ressens sur une échelle de 1 à 10.
Le philosophe Thomas Nagel (dans « Qu’est-ce que cela fait d’être une chauve-souris »), prend l’exemple des chauves-souris qui possèdent une capacité sensorielle que nous n’avons pas : l’écholocation, qui fonctionne comme un radar à ultrasons. Etant donné leur appareil perceptif spécifique, les expériences conscientes des chauves-souris sont radicalement différentes des nôtres. Nous savons comment fonctionne l’écholocation, mais nous ne pourrons jamais savoir l’effet subjectif que cela produit pour l’animal (l’aspect qualitatif de la sensation nous échappe). Autrement dit, notre compréhension objective et la plus complète qui soit du phénomène des ultrasons nous laisse devant la porte fermée du phénomène ressenti par une chauve-souris.
De la même manière, un aveugle né ne peut pas savoir ce que cela fait de voir de la lumière et des couleurs, même si on lui explique comment fonctionnent les yeux et ce que sont les ondes électromagnétiques. Autres exemples : des troubles psychologiques comme la dépression ou des états causés par la prise de drogues que nous n’avons jamais expérimentés.
Le film Brainstorm (1983) de Douglas Trumbull imagine l’invention d’un casque capable d’enregistrer ses états mentaux puis de les reproduire pour un autre utilisateur. Dans son roman La Nuit des temps (1968), René Barjavel présente un couple préhistorique découvert sous la glace, dont les pensées et souvenirs sont accessibles grâce à une technologie avancée. Cela implique la décodification des processus neuronaux dans les cerveaux qui sous-tendent les sensations, émotions et pensées. Dans la réalité actuelle, les neurosciences et les technologies comme l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) et l'électroencéphalographie (EEG) permettent de visualiser l'activité cérébrale et d'étudier les corrélats neuronaux de certaines expériences mentales. Cependant, cette technologie ne permet pas de lire les pensées individuelles avec précision, ni de partager une expérience subjective telle qu'elle est vécue par une autre personne.
Certaines œuvres de science-fiction vont plus loin en imaginant une société où les avancées technologiques permettraient l’interconnexion directe des consciences individuelles, voire leur fusion en une conscience collective. Par exemple, le film d’animation Ghost in the Shell (1995) de Mamoru Oshii et le roman L’Âge de diamant (1995) de Neal Stephenson présentent des réseaux neuronaux permettant d’échanger en temps réel par monologue intérieur. Le développement scientifique et technologique actuel rend également cette innovation impossible.
Une telle porosité entre les consciences rendues transparentes et publiques supprimerait certes l’étrangeté d’autrui mais risquerait du même coup d’abolir son altérité en remettant en question les notions d’individualité et de séparation des personnes. Peut-être vaut-il mieux alors se contenter de l'empathie, du langage, de l'interprétation informée et de la création artistique comme modes d'accès indirects, limités et faillibles à autrui. Une distance irréductible entre les êtres est la condition de possibilité d'un jardin secret, de la rencontre de l'autre et d'une découverte continue.
Nous semblons ainsi condamnés à une certaine solitude existentielle qui peut prendre la forme radicale de l'aliénation sociale. Dans le film Un pigeon perché sur une branche (2014) de Roy Andersson, des personnages anonymes aux teints blafards errent en étant désengagés, purement spectateurs de leur propre vie et du monde, dépourvus d’empathie et de culpabilité face aux injustices et à la souffrance des autres, incapables de communiquer autrement qu'en exécutant des scripts préétablis pour vendre des gadgets et des farces.
La solitude existentielle se manifeste plus généralement à travers la difficulté à se comprendre, donnant parfois lieu à des malentendus et à des conséquences tragiques. Le roman Les Vagues (1931) de Virginia Woolf ne contient aucun dialogue et n’est composé que de monologues intérieurs de six personnages. Par sa structure même, il suggère ainsi que chacun des personnages reste isolé dans sa propre conscience même s'ils sont amis, se connaissent depuis l'enfance et sont physiquement proches. Dans Mrs Dalloway (1925), elle met en lumière la différence insurmontable entre ce que l’on donne à voir aux autres dans nos interactions quotidiennes (l’apparence extérieure) et la complexité de notre vie intérieure. En attendant Godot (1953) est une pièce de théâtre de Samuel Beckett qui met en scène deux personnages, Vladimir et Estragon, dont les interactions sont marquées par la répétition et l'incompréhension.
Le film Le Goût de la cerise (1997), réalisé par Abbas Kiarostami, suit le personnage de Monsieur Badii, un homme qui parcourt les environs de Téhéran en voiture, cherchant quelqu'un qui accepterait, moyennant rémunération, de l'enterrer sous un cerisier après son suicide prévu. Son isolement mental, même au contact physique des autres, est symbolisée par sa voiture qui le sépare de son environnement et se manifeste par le fait qu'il ne tente pas de faire comprendre les raisons de sa volonté d'en finir et se contente de rechercher quelqu'un qui accepterait de l'aider sans même le comprendre. Le tableau Les Amants du peintre René Magritte (1928) présente deux figures qui s'embrassent en ayant chacun le visage entièrement recouvert de tissu blanc, suggérant qu'une distance irréductible sépare les êtres malgré l'affection qu'ils se portent et donc que, même dans des relations intimes, autrui reste extérieur à mon intériorité.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Films ayant un intérêt philosophique et Top 10 Films
Créée
le 5 janv. 2024
Modifiée
il y a 5 jours
Critique lue 35 fois
D'autres avis sur Brainstorm
Douglas Trumbull s'est essentiellement fait connaître comme directeur des effets visuels pour des "petits" films comme 2001: l'odyssée de l'espace, Blade Runner, Star Trek ou encore Rencontres du...
Par
le 23 avr. 2012
6 j'aime
Douglass Trumbull, le roi de la prise de vue, qui s'attaque à un sujet déroutant et incongru, ça ne se refuse pas. On croit d'abord assister à une des plus grandes injustice du box office. Le film...
Par
le 9 mars 2014
4 j'aime
3
Génie des effets spéciaux, Douglas Trumbull ne l'est visiblement pas en ce qui concerne la réalisation... Deuxième œuvre importante de sa carrière, « Brainstorm » a beau traiter un sujet...
Par
le 29 avr. 2018
3 j'aime
Du même critique
Ce n'est pourtant pas compliqué de distinguer le sexe (mâle ou femelle) qui est un concept biologique et le genre (homme ou femme) qui est un concept sociologique (et encore l’identité de genre qui...
le 22 mai 2024
3 j'aime
La technique peut se comprendre comme une extériorisation des fonctions corporelles et mentales dans l’environnement (ex : le manche du marteau comme un bras artificiel, le livre et le GPS comme...
le 5 janv. 2024
3 j'aime
Après le fils, c'est au tour de la fille de proposer un cinéma qui s'inscrit manifestement dans le prolongement du travail du père Cronenberg. Les thèmes abordés sont nombreux, variés et intéressants...
le 26 avr. 2024
2 j'aime