L’utilité d’un tel documentaire est indéniable. Sur le fond, impossible de ne pas être d’accord avec les faits. Oui l’industrie du cinéma (en particulier hollywoodien) a été et reste encore largement dominée par des hommes. Oui, les femmes sont devenues leurs obligées et leur image à l’écran le reflète avec précision. Sexualisées et infantilisées, les femmes ont le plus souvent été des objets plutôt que des sujets. J’adhère donc tout à fait à ce constat et je pense même qu’il devrait être plus largement diffusé. MAIS… le militantisme affiché de ce documentaire est tellement lourdingue et de mauvaise foi qu’il dessert complètement son propos.

Nina Menkes a une fâcheuse tendance à tout analyser à l’aune de sa propre colère (elle l'assume d'ailleurs parfaitement) ce qui la pousse à détourner de manière éhontée certains extraits de films. Par la seule force du montage, l’amalgame est immédiat et la tromperie avérée (j'y reviendrai en détail). Cette façon de faire est d’autant plus problématique que le documentaire se présente comme le résultat d’une étude rigoureuse, fruit de plusieurs années de recherches et s'appuyant sur une analyse poussée de la grammaire cinématographique utilisée à des fins discriminatoires.

Plusieurs « analyses » d’extraits de film me laissent songeur. La plus emblématique me paraît être celle de « Raging Bull » quand de Niro / La Motta découvre pour la première fois la femme dont il va tomber amoureux. Cette scène est disséquée en profondeur et présentée comme l’exemple absolu de la chosification de la femme. Pour Menkes, cela n’a évidemment rien à voir avec la présentation d’un personnage qui, je le rappelle, est un rital un peu fruste et pétri de valeurs patriarcales vivant dans le Bronx des années 1940… mais tout avec le regard rétrograde du réalisateur ! En somme, en racontant l'histoire de Jack la Motta tel qu'il est, Scorsese est complice de son regard machiste et responsable de l'image que cela donne des femmes dans la vie réelle... C’est évidemment complètement absurde et c’est prendre les gens pour des imbéciles ou le cinéma pour ce qu’il n’est pas (un outil destiné à enseigner les bonnes manières).

Menkes reproduit à l’envie le même procédé tout du long de son documentaire. Dans la catégorie banalisation du viol, elle n’hésite pas à placer sur le même plan « Buffalo 66 » et « 365 jours » (la série de Netflix). Elle compare ainsi un film dans lequel Vincent Gallo est présenté comme un personnage détestable avec le bellâtre d’une série destinée à faire se pâmer de désir des jeunes femmes en manque de sensation… D’un côté une scène plutôt sordide (Vincent Gallo enlève Christina Ricci de force), de l’autre une femme sexy attachée sur son siège dans un jet privé par un beau ravisseur dont on devine les intentions érotico-ludiques (la série célèbre les fantasmes SM bon chic bon genre façon « 50 shades of Grey »). Pourquoi donc mélanger des œuvres dont les intentions n’ont clairement aucun rapport entre elles ?

Quel est le rapport par exemple entre les deux extraits de « Carrie » et « Do the Right Thing » ? Certes on y voit à chaque fois l’expression d’un désir masculin, mais l’un est totalement déplacé et hors sujet (« Carrie ») et l’autre se concentre sur des rapports amoureux du point de vue de l’homme (est-ce interdit ?) lors de jeux sexuels où la femme est joueuse et consentante. Aux yeux de Menkes pourtant, le regard de Spike Lee est tout aussi avilissant pour les femmes que celui de Brian de Palma… On est franchement pas loin du wokisme dans cette façon ayatollesque de disqualifier un film, un réalisateur, une scène. Les raccourcis s’enchaînent, rapides, simplistes et déconnectés de tout contexte (tout du moins quand ils ne servent pas la cause de Menkes).

L’hypothèse du wokisme me saute d’autant plus aux yeux qu’une autre séquence édifiante en souligne la tendance. Le dispositif de base est celui d’une conférence filmée, celle de Nina Menkes sur le sujet du sexisme au cinéma. Il y a donc du public dans la salle. Ce public est amené à faire part de ses réflexions au terme de la conférence. L’un des participants déclare alors : « quand j’étais plus jeune, je ne me rendais pas compte que j’étais entraîné à objectifier les femmes mais après avoir assisté à cette conférence j’ai découvert que quand une femme est l’objet et que nous la regardons en tant que tel (…) ça nous fait croire qu’on a plus qu’à se servir. » Montrer ainsi une partie du public faire son mea-culpa et se « déconstruire » en direct a tout de la mise en scène sectariste. Menkes apparaît comme une sorte de gourou face à des adeptes brainwashés par le patriarcat (et visiblement incapable de se dire que regarder des femmes objet à l’écran n’autorise pas pour autant à les violer dans la vraie vie...) mais qui, grâce au discours hypnotique de leur prêtresse voient soudainement apparaître devant leurs yeux ébahis la vérité ultime, comme une sorte d'illumination divine.

Menkes finit par donner l’impression que pour lutter contre une discrimination bien réelle (celle des femmes au cinéma) il faudrait imposer une discrimination similaire aux réalisateurs (forcément condamnés à porter un regard douteux sur les femmes), voire même à certaines réalisatrices… Ainsi, pour avoir osé montrer les fesses de Scarlett Johanson au début de « Lost in Translation » (alors que Bill Murray est dans un "éclairage tri dimensionnel qui montre ses sentiments et sa pensée"), Sofia Coppola se retrouve accusée de véhiculer un stéréotype typiquement masculin... donc à la fois incapable de penser par elle-même et forcément traître à la cause féministe ! Mais comment Menkes peut-elle réduire « Lost in Translation » à l'opposition de ces deux plans ?? C'est l'exemple type sorti de son contexte. Qui peut honnêtement penser que Scarlett Johnson n’apparait pas dans ce film comme un sujet à part entière, complexe, réfléchi, intelligent, sensible… ? Montrer ses fesses n'a rien d'une concession au "male gaze" !

Au terme de ce documentaire fleuve (et néanmoins intéressant), on ne peut que regretter son parti-pris sectaire et son absence totale de nuance. Quelqu’un qui ne connaîtrait pas l’histoire du cinéma pourrait aisément en conclure que les « femmes sujet » au cinéma, ça n’a jamais existé ou alors avec un "male gaze" des plus rances, jusqu’à ce que des femmes réalisatrices s’emparent enfin de la caméra. C’est évidemment totalement faux. Tout comme il est faux de faire de "Mandingo" (1975) le premier film où on voit une femme aux commandes sexuellement. Certes on ne montrait pas la nudité de cette manière auparavant mais les films precode fourmillent de femmes fortes et désinhibées qui font régulièrement des hommes leur quatre heure. Tallulah Bankhead, Barbara Stanwyck, Norma Shearer, Jean Harlow, Clara Bow, Joan Blondell et j’en passe… ont toutes incarné ce type de femme libérée. Comment faire fi également des « Womens’s picture » qui proposaient des portraits de femmes complexes (quand bien même elles étaient prisonnières de la place que la société leur accordait) et je ne parle même pas des « serial queens » des années 10 qui montraient des aventurières qui n’avaient peur de rien et dont les films étaient produits, réalisés et initiés par des hommes…

Tout est du même acabit, comme lorsque Dorothy Arzner (la seule réalisatrice à Hollywood avec Ida Lupino) est invoquée comme figure féministe tutélaire par la seule grâce d'un extrait bien trouvé (Maureen O’Hara qui fait la morale à un public venu se rincer l’œil dans un spectacle déshabillé). C’est soit bien mal connaître sa filmographie soit être extrêmement opportuniste car, à l’exception de « Dance, Girl, Dance », les films d’Arzner n’ont rien à envier à ceux des hommes dans leur manière retrograde de présenter les femmes… Dans « The Wild Party » par exemple, Arzner contribue largement à forger l'image d'une Clara Bow écervelée et dépravée, une image qui collera longtemps à la peau de l’actrice et lui coûtera même sa carrière… Arzner n’a jamais été non plus à la hauteur d’une Katherine Hepburn (qu’elle a fait tourner une fois) comme l’a été par exemple un George Cukor dont les films, pour le coup, ont beaucoup oeuvré à faire de cette dernière une icône féministe.

Enfin, si l'analyse du langage cinématographique est souvent pertinente, elle est totalement dévoyée par son utilisation dogmatique et partiale. NON, le cadrage et la composition SEULS ne suffisent pas à définir la nature mysogine ou discriminatoire des intentions du réalisateur. Ce n'est pas parce que le "male gaze" fragmente et sexualise le corps des femmes à l'écran, qu'une femme réalisatrice ne fera pas la même chose pour exprimer le désir d'une femme pour un homme ou d'une femme pour une autre femme, ou d'un homme pour un autre homme ! En d'autre terme, le problème n'est pas tant d'utiliser ce type de grammaire que le fait que ni les femmes ni les non-binaires ni les autres ne puissent l'utiliser eux-mêmes (puisque les hommes ont préemptés 95% des postes de réalisateurs). Jane Campion par exemple, dans "La leçon de Piano", n'a aucun mal à fragmenter le corps de Sam Neill pour exprimer les désirs physiques de Holly Hunter.

Curieusement, un extrait de "The Watermelon Woman" (1996), réalisé par Cheryl Dunye, est mis en exergue comme exemple même de scène érotique n'étant pas filmée de manière "traditionnelle". Qu'y voit-on ? De tres gros plans sur les corps fragmentés d'un couple pendant l'amour... Exactement le procédé dénoncé par Menkes mais ici excusable et même follement interessant voire transgressif parce qu'il s'agit de "trés gros plans" et non de simples gros plans... Avec la mauvaise foi qui lui est propre, Menkes parvient ainsi à démontrer que les femmes ont une manière bien plus respectueuse et originale de montrer le désir à l'écran... Non seulement l'habituel plan des deux mains qui se joignent au moment de l'extase démontre l'absence totale d'originalité de la réalisatrice mais, 30 ans plus tôt, "La femme des sables" (1964) faisait déjà usage de plans macroscopiques pour montrer le désir... Le film ayant été réalisé par un homme, j'imagine que ça ne compte pas !

Pour finir (mais il y aurait encore beaucoup à dire…), loin de moi l’idée de ne pas reconnaitre la réalité de l’exploitation des femmes au cinéma (à l’écran comme derrière la caméra) mais cette façon de dénoncer un lavage de cerveau en le remplaçant par un autre est tout simplement insupportable.

jjpold
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le 16 oct. 2023

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