Brazil est un film magnifique, mêlant romantisme absolu et dénonciation des sociétés oppressives et absurdes, fourmillant de détails saisissants hautement symboliques (je pense notamment aux affiches dans la rue, dans les bureaux, tel "be safe be suspicious, ou encore "don't suspect a friend report him"). Tout a été dit ou presque, et je n'y reviendrai pas. J'ai choisi plutôt de retranscrire ci-dessous le contenu du livret qui accompagne l'édition collector en Blu-ray (que beaucoup ne possèdent pas j'imagine), et qui retrace la genèse du film. Le propos fourmille d'anecdotes intéressantes, et ravira sans doute les fans de Brazil.
"J'étais à Port Talbot, dans le sud du Pays de Galles, à chercher des décors pour Jabberwocky, quand l'idée de Brazil a germé en moi", se souvient avec précision Terry Gilliam. "Alors voué à l'industrie de l'acier, l'endroit était assez lugubre, à tel point qu'une fine couche de charbon recouvrait le sable de la plage. Là, j'ai remarqué un homme assis ; il avait un transistor et écoutait la "Maria Elena" de Ry Cooder, une mélodie très latine, qui contrastait avec les lieux. Le soleil se couchait, le ciel et les vagues étaient magnifiques." Une étrange carte postale donc, mi-paradisiaque mi-cauchemardesque. Dans l'esprit de celui qui reste encore un Monty Python en activité, elle suscite le rêve, l'appel à la liberté en réaction tardive avec son expérience des agences de publicité et de ses premiers pas en Grande-Bretagne. "Originaire des États-Unis, j'ai découvert un pays où grouillaient bureaucrates et fonctionnaires." Un sentiment d'envahissement et d'oppression qui, à l'écran, prendra des proportions considérables.
Tandis qu'il achève Jabberwocky auprès des autres Monty Python, Terry Gilliam prend des notes, compile des idées et, rapidement, aboutit à un premier jet du scénario, mouture titrée "The Ministry of Torture, or Brasil, or How I learned to live with the system - so far". Brasil (oui, avec un S) en référence à une chanson de 1939 ("Aquarela do Brasil" d'Ari Barroso) qui supplante vite celle de Ry Cooder, tant ses notes suaves, exotiques et apaisantes inspirent le réalisateur.
A la recherche d'un titre, il réfléchit aussi à "1984 1/2", autant en hommage au 8 1/2 de Federico Fellini qu'en citation du roman "1984" de George Orwell. "Évidemment, je connais le livre, son contenu, son message", confirme Terry Gilliam, "mais je ne l'ai jamais lu. Si, effectivement, il y a du Orwell dans Brazil, il y a davantage de Kafka encore !", particulièrement dans le tableau d'une société totalitaire régie par une logique absurde poussée dans ses derniers retranchements.
Bien que, d'une réécriture à l'autre, Brazil commence à prendre forme, le projet ne trouve pas preneur. Malgré les précédents succès de Terry Gilliam chez les Monty Python, Hollywood et les sociétés britanniques font la fine bouche, personne ne comprenant le sens d'une satire rétro futuriste pleine de flexibles et de tuyauteries, de terroristes sympathiques et de policiers aussi brutaux que bornés.
"Pour pouvoir me consacrer tout entier au développement de Brazil, j'ai refusé de tourner Enemy", insiste le réalisateur. "Et c'est justement à la suite de ce refus que les choses ont avancé. Les patrons des studios pensaient que, pour rejeter une proposition pareille, je devais avoir en tête un film au potentiel bien plus fort. Un point de vue très partagé puisque 20th Century Fox et Universal se sont battus pour en obtenir les droits." A Arnon Milchan, le producteur allié à Terry Gilliam, de trancher...en faveur des deux !
Le premier décroche l'international, le second le marché nord-américain. Résultat : l'avance des deux studios couvre largement un budget estimé à 12M$. Un investissement lourd pour l'époque et que le cinéaste destine surtout aux décors, aux effets spéciaux. Pas question de miser sur des stars grassement payées, même si les stars se bousculent aux auditions. Ou, plutôt, des comédiens appelés à devenir des stars ! Tom Cruise en premier lieu, déterminé à incarner Sam Lowry tout en refusant de se prêter aux scènes-tests voulues par Terry Gilliam, mais également Rupert Everett, Aidan Quinn, Peter Scolari (alors partenaire de Tom Hanks dans le sitcom Bosom Buddies)... Le challenger Jonathan Price obtient gain de cause, persuadant le réalisateur que le personnage devait avoir dans les trente-trois ans plutôt que la vingtaine.
A l'instar de sa vedette masculine, Terry Gilliam engage comme actrice principale une inconnue, Kim Greist. Laquelle coiffe au poteau Jamie Lee Curtis, Elle Barkin, Madonna, Rebecca DeMornay, Kelly McGillis et Rosanna Arquette ! "Robert de Niro, je l'ai obtenu par le biais d'Arnon Milchan", poursuit le réalisateur. "Ils avaient travaillé ensemble sur la valse des pantins et il était une fois en Amérique. Le projet plaisait à Bob et il voulait en être. Il m'a demandé s'il pouvait jouer Jack Lint, le meilleur ami tortionnaire de Sam Lowry. impossible car j'avais écrit le rôle sur mesure pour Michael Palin, justement parce qu'il était impossible de deviner qu'il se transformerait en bourreau. Avec un visage aussi expressif que le sien, Bob aurait trahi les intentions du personnage ! Après bien des tâtonnements, nous sommes tombés d'accord sur le personnage du plombier héroïque. Il ne s'y voyait pas, mais je l'ai convaincu en lui disant : "ce type, tu n'as même pas à le jouer ! Sois toi-même, sois le héros que tout le monde applaudit !" Il a été merveilleux."
La distribution composée, le scénario enfin achevé, Terry Gilliam s'engage dans le tournage marathon de Brazil ; il va s'étaler sur neuf mois ! "J'ai eu une liberté totale", confie le réalisateur. "Arnon m'a permis de le mener à bien sans aucune pression extérieure, ni impératif commercial. A la fin, il m'a avoué : "oh, c'est un très bon film, mais il aurait été encore meilleur si tu avais ajouté des éléments plus commerciaux". Heureusement, Brazil était bouclé et on ne pouvait plus rien y changer." C'est, au moment de sa déclaration, ce qu'il pense. Pourtant, tandis que 20th Century Fox diffuse mondialement le film avec succès, Universal considère qu'il ne peut le sortir sur le territoire américain sans procéder à un remontage radical, de manière à présenter "l'histoire et les personnages sous un jour plus positif" et à en simplifier la foisonnante narration.
Jugé perturbant et confus par le grand patron du studio, Sid Sheinberg, Brazil tombe d'une version européenne de 2h22 à une durée américaine de 1h34. Un massacre contre lequel se dressent Terry Gilliam et ses alliés, dont Robert de Niro. Solidaire, le comédien accompagne même le réalisateur plaider sa cause sur le plateau du journal télévisé matinal de la chaine CBS. Dans un excès de colère, le réalisateur menace même de "brûler le négatif original de Brazil" si Universal ne l'exploite pas dans des conditions satisfaisantes. Il ne l'a pas fait. Heureusement. Depuis, de guerre lasse, Terry Gilliam a gagné son combat. Non seulement le film est devenu un classique, un exemple de brûlot militant dans la condamnation des sociétés modernes aliénantes, mais sa version longue, disponible en version collector, s'est, aux États-Unis, complètement substituée à la courte. Belle revanche.
- Marc Toullec
Merci Terry ; vivement "The Zero Theorem" en 2014 !
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