Je ne suis pas sûr que « Bruno Reidal » soit un si grand film que ça, mais une chose est en revanche certaine : il continue de me marquer plusieurs semaines après sa sortie !


Je lui trouve plusieurs défauts, et au moins autant de partis-pris critiquables. Aucune séquence (exceptée celle du meurtre) ne prend le risque de durer. La mise en scène est globalement assez sage. Aussi, comme l’intégralité du long-métrage gravite autour de Bruno Reidal, il reste peu de place pour des interactions avec sa famille ou ses camarades. Au regard de la perception qui nous en est donnée, il est surprenant de l’entendre dire qu’il est plutôt populaire au sein de sa classe, par exemple.


Mais cette absence de contre-champ est aussi ce qui fait la singularité du film. Celui-ci commence avec un assassinat filmé frontalement, froidement. Alors que le meurtre est d’ordinaire l’aboutissement de ce genre de films, ici, il en marque également le début. On se débarrasse ainsi de la classique radicalisation progressive de l’anti-héros, vue et revue, et on évacue d’emblée la morale. Le film est clair : nous allons passer presque deux heures en compagnie d’un meurtrier.


Et pour captiver notre attention, ce meurtrier trouve immédiatement deux solides arguments à faire valoir. Premièrement, sa gueule (non, je n’ai rien à développer : je trouve juste qu’il a une tronche dont on se rappelle ; à la fois vulnérable et vicieuse). Deuxièmement, sa voix, qui nous accompagnera en permanence. Une voix à la fois neutre (et par là très bressonienne : entendre les propos d’un tueur récités de manière complètement détachée, ça fait son effet), séraphique (le timbre clair et aigu tranche avec la crudité des phrases), et servie par un accent prononcé qui donne du corps à ce personnage insaisissable.


Ensuite, beaucoup l’ont déjà souligné et je ne vais pas chercher à les faire mentir pour le seul plaisir de me démarquer : la façon d’entremêler éros et thanatos est pour le moins originale. En effet, Bruno Reidal éprouve de l’attirance pour les jeunes hommes qu’il veut tuer. C’est un désir homosexuel car mimétique ; mimétique à ceci près que les adolescents envers lesquels notre tueur nourrit le plus de sentiments sont plus aisés que lui, mieux éduqués qu’il ne le sera jamais. Le désir mimétique se conjugue donc à une sorte de ressentiment, mâtinée de lutte des classes.


Le réalisateur refuse de psychologiser son meurtre outre mesure. Certes, nous apprenons que Bruno Reidal a été marqué dès son enfance par un égorgement de cochon (dont les gros plans sur la bouche accentuent l’apparence humaine). Certes, lorsqu’il passera à l’acte, il répétera la phrase du vieux pâtre l’ayant précédemment violé. Certes, il tiendra ensuite la tête décapitée d’une manière rappelant la prise de l’hostie. Mais malgré toutes ces pistes, aucune réponse claire n’est donnée. Comme si le mal avait toujours existé en Bruno Reidal, et que ces différents événements n’avaient que révélé ce qui l’animait depuis toujours. Nous n’avons pas d’explication rationnelle, et l’irrationnel, c’est ce qui rend le mal fascinant.


Le choix de faire co-exister plusieurs affects en Bruno Reidal est également bienvenu : grâce à cela, il devient plus qu’un tueur glaçant. En lui s’affrontent la pulsion meurtrière et la foi sincère. En réfrénant son désir de tuer par la piété, il le nourrit au bout du compte, mais en dépit de sa volonté. Ce n’est pas un salaud que l’on condamne, mais un adolescent ambivalent tiraillé par des aspirations qui le dépassent.


Enfin (parce que vu l’importance que le réalisateur lui donne, il faut bien en parler), j’ai trouvé l’analogie avec l’onanisme particulièrement pertinente. Il n’y aura qu’un seul meurtre tout au long du film, et nous savons immédiatement que celui-ci aura lieu. Autrement dit, nous passons l’entièreté du récit à attendre un climax macabre que nous savons inéluctable. Or, pour repousser ses envies de meurtre, Bruno Reidal s’adonne généreusement à l’auto-érotisme. En plus d’entremêler une nouvelle fois éros et thanatos, j’y vois une autre signification : c’est moins le meurtre en lui-même que l’idée du meurtre qui excite Reidal. Une fois l’éjaculation passée, on se sent souvent un peu minable, honteux. L’essentiel du plaisir réside dans l’attente qui précède l’acte. Et pour le meurtre de notre anti-héros, il en ira de même : après avoir accompli ce qu’il rêvait de faire depuis des années, il jette la tête de sa victime au loin, comme écœuré. Son assassinat est un ratage total. Et pourtant, à l’instar de la masturbation, ça ne l’empêchera pas de vouloir recommencer par la suite, comme il le conclut : « Quoi que je fasse, les scènes de meurtres sont pour moi pleines de charme ». La vie de Bruno Reidal est un mythe de Sisyphe sulfureux.

GilliattleMalin
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le 13 avr. 2022

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