1983, au nord de l'Italie. Les arbres du verger croulent sous des grappes de fruits mûrs. L'eau de la rivière est épaisse et vaseuse. La lumière estivale illumine l'écrin de verdure d'une tendre insouciance et d'une sensualité palpable. Au cœur de cette peinture impressionniste, une villa où la poussière se fait richesse.
En termes cinématographiques on pourrait parler de film d'ambiance, tant l'atmosphère créée par Luca Guadagnino crève l'écran pour imprégner toute la salle de ciné.
Timothée Chalamet nous livre ici une performance folle, une introspection profonde, un équilibre parfait entre inhibition maladive et éclats de passion. Les plans d'ensemble sont de pures œuvres d'art, du Monet à la sauce 80s. Les plans rapprochés sur les personnages sont des portraits si précis et si denses qu'ils en deviennent violents de beauté. D'ailleurs, l'alternance de ces deux cadrages donne un rythme unique au film, où toute l'image respire, où tous les personnages font corps avec le spectateur. L'histoire d'amour est tâtonnante, maladroite : un beau bouillon d'hystérie charnelle, de regards déchirants, de dialogues ronds, chauds, honnêtes. Avec des dizaines de non-dits qui font tout le piquant de cette relation passionnelle. Deux hommes à vélo qui s'aiment furieusement dans la chaleur d'un été italien, à peine dissimulés par une nature pourtant luxuriante. Oui, c'est excellent, à tous points de vue.
Mais ce qui retient l'oeil, ce qui accroche l'émotion, ce qui vous bouffe une fois la séance terminée, c'est l'atmosphère. C'est beau, putain ce que c'est beau. À en frôler l'apoplexie. Les rues de Crema, les scènes pastorales, l'âme surannée de la baraque : la caméra de Guadagnino tire la sève de chaque instant et enferme sur pellicule ce bout d'été, chaud et sucré. Plongée dans la nostalgie douceâtre qu'on a parfois la chance de revivre au creux d'une salle obscure, j'ai retrouvé le goût de mon adolescence. Ces deux mois passés à fourrager dans la vase d'une fontaine, à se gaver d'abricots et à jouer presque nue dans l'herbe ; ces étés d'amours passagers et d'insouciance bête, rythmés par des tubes objectivement pourris et des repas bruyants où le bon vin imbibe les esprits. C'est triste et c'est tendre à la fois.
Cette atmosphère, caractéristique d'un passé révolu et dont on cherche à retrouver la saveur, est à la fois la force et la faiblesse du film. Sa force, parce qu'évocatrice, palpable, faisant appel à nos sens autant qu'à notre mémoire. Sa faiblesse parce qu'uniquement adressée à ceux dont le passé a été teinté de cet air poussiéreux qui fleure le vieux bois et le livre ancien. On ne peut pas le nier, c'est une œuvre élitiste, parfois irritante tant l'intellectualisme est omniprésent : la famille juive, à la fois artiste et savante, polyglotte, heureuse propriétaire d'une villa italienne, multipliant les amitiés et les gestes d'affection. Si les Perlman font partie du charme évident de l'ensemble (Amira Casar, dans le rôle de la mère, est d'une élégance indescriptible), ils semblent parfois forcer un peu le trait. On ne va pas se mentir, même Elio, adolescent cultivé et tourmenté dont la grâce irrigue le film, est parfois tête à claques. Cet aspect agaçant est renforcé par le traitement des personnages plus modestes (Anchise, Marzia, Chiara), qui paraissent parfois bien pâles aux côtés de cette famille un peu trop parfaite.
Mais la critique s'arrête là. J'entends beaucoup parler de la supposée « fadeur » de l'histoire d'amour entre Oliver et Elio. Mais la bataille qu'ils se livrent entre eux est superbe, l'emballage poétique qui conditionne leur romance ne ternit en rien le réalisme de leurs émois. La découverte de l'amour, de la chair, du manque. Guadagnino ne fait pas passer cette liaison pour une relation impossible ou une amourette d'été : il détaille de son œil aiguisé une collision amoureuse dont le temps est compté, et qui dans le feu de l'urgence, se livre totalement.
« Call me by your name » est un film dont j'avais besoin, un film aux couleurs du sexe et des nénuphars, à la saveur de l'abricot mûr. Un trop-plein de bonheur et d'intelligence qui ferait presque vomir de satisfaction.