Après le remarqué Hors Satan et une flopée de longs-métrages dont plusieurs récompensés à Cannes, l'enfent terrible Bruno Dumont décide de changer un peu son modus operandi : pour la première fois, il travaillera avec une grande actrice professionnelle, et pour la première fois aussi, son film sera un biopic.
Mais comme il n'est pas Bruno Dumont pour rien, Binoche se retrouve au milieu d'acteurs non professionnels pour la plupart et le sujet est quelque peu travesti : de la vie de Camille Claudel nous ne connaîtrons que quelques jours dans son asile, en 1915. Et tout le film est une magistrale leçon de travestissement du réel et de réflexion sur le jeu et sur la mise en scène. Les décors fort jolis reconstituent les lieux réels de l'actions, mais ils n'en sont pas moins des décors. Binoche, dans un rôle à la hauteur de son talent et parmi les plus beau de sa carrière, avance, dévastée,lucide, au milieu de folles qui le sont vraiment et d'infirmières qui le sont vraiment. Mais les miroirs vacillent : vraies folles et vraies infirmières, mais actrices pourtant, car tout est joué, reconstitué et l'asile est transposé dans le temps. Dès lors, comment faire la part entre la folie réelle qui peut traverser certains personnages et la part de jeu inévitable que les caméras saisissent ? C'est criant lorsque ce jeu de gigognes et mis en abîme par une séquence de théâtre remarquable : devant le terne spectacle de fous tentant de jouer, l'actrice (ou l'artiste ?) fond brusquement en larmes.
Juliette Binoche actrice ferait-elle écran à son propre personnage ? Parfois on se pose la question. Mais nous sommes face à une double réalité : Claudel parmi les folles est une célébrité parmi des anonymes, elle a un nom, tout le monde le connaît; Binoche parmi les folles est une actrice de renom sur un tournage presque anonyme : elle ne fait pas écran, les deux visions se superposent. Il y a donc une mise à nu de la femme à travers le personnage dans le film de Dumont : pas anodin si le film commence par une scène de bain où la Binoche apparaît sans fard, nue et vieille.
Au cordeau, la mise en scène capte par des cadrages subtils et composés la géométrie et l'organisation des lieux qui rythment ce monotone quotidien : la salle à manger, avec son poêle qui structure l'espace, les jardins, lieux de respirations, d'errance mais aussi d'enfermement, l'église, où Camille prie devant une folle sympathique chantant des Hallelujah déments. Scène magnifique où la liesse de l'artiste rejoint celle de la simple d'esprit. Sur la situation de l'artiste, le film ne tranchera jamais : son visage est filmé à plat, en gros plan, comme ceux de ses compagnes d'infortunes, son quotidien et son amertumes sont montrées : peut-être n'est-elle pas folle, et sûrement sa situation est-elle injuste, mais il y a quand même quelque chose joué par Binoche, l'obstination, l'obsession, la névrose. Elle n'est pas folle à lier peut-être mais elle n'est pas non plus tout à fait saine. Le film n'est pas un plaidoyer en sa faveur, c'est une étude sur la grâce et sur la solitude. La grâce de Camille c'est d'endurer humblement ce qu'elle subit, résignée, c'est d'avoir renoncé à son art par dépit amoureux, par jalousie.
Et puis il y a la grâce de son frère, l'odieux Paul, écrivain cul béni dont la visite est peut-être le seul véritable événement du film (avec la promenade en montagne, magnifique moment) : son arrivée, lente, est montrée dans sa piété la plus révérée et la plus stupide aussi. Il s'agenouille devant la nature, une église au loin, parle de Dieu avec un curé, méprise profondément sa sœur. La grâce de cet homme est dans sa connexion à Dieu, sa folie à lui c'est sa foi, sa solitude aussi. Les personnages sont murés dans le secret de leurs solitudes personnelles et ne peuvent s'atteindre. Dans une tentative pathétique, Camille tente de se faire aider de l'extérieur grâce à une jeune infirmière naïve. Dumont la filme de près, avec deux ou trois de ses folles de compagnes, on se prend d'affection pour elles, leur relation semble forte et réelle. Ces femmes sont toutes belles et toutes triste à pleurer, les visages sont filmés comme des paysages dévastés, ravagés par la folie, et d'un mouvement de caméra Dumont va d'une folle à Binoche, questionnant sans cesse sa lucidité et sa compassion. Dans un dernier plan déchirant il la filme dos à un mur. Elle sourit et se sait perdue.
Avec ce Camille Claudel 1915, Dumont signe un film fort et poignant, une brillante réflexion sur le jeu et le cinéma, et confirme que s'il y eut les grands d'hier (Bergman, Dreyer, Tarkovski), il fait définitivement partie des grands d'aujourd'hui.