Ah ! Ces tyrans dociles...
Quand je suis arrivé dans la salle de l'avant-première, je suis arrivé avec mes fantômes et mes démons intérieurs. Peu avant, sur ma route, un chat blanc et roux se trouvait sur mon chemin. J'aurai juré qu'il était mort depuis longtemps. Puis il est parti comme s'il n'avait jamais existé.
Ces êtres qui me tourmentent de manière insensée ne se voient pas et pourtant ils m'ont déterminé. Le fait que je sois à cette séance d'avant-première n'est pas le fruit du hasard, pas plus que n'est le fruit du hasard la rencontre de Juliette Binoche avec Bruno Dumont ou le fait que ce réalisateur choisisse la biographie de cette sculptrice.
Chez Bruno Dumont, la part de l'invisible (folie, mysticisme, suggestion de la douleur fantôme et de l'interrogation métaphysique) a autant d'importance que la volonté des êtres. C'est une histoire de morphogénèse s'il m'était permis d'imager. Quand un organe naît dans le ventre de la mère, la part des cellules qui meurent a autant d'importance que les cellules qui sont sensées demeurer pour former l'organe proprement dit. C'est-à-dire qu'il existe une prédisposition de certaines cellules à mourir et d'autres à perdurer.
C'est aussi une histoire de sculpture : la matière qui va composer la sculpture a autant d'importance - pour le sculpteur du moins - que la matière qui va être ôtée à son oeuvre. Et le fait que Dumont s'intéresse à Camille Claudel revient à s'intéresser à ce travail de sculpter des interfaces, c'est-à-dire une détermination entre ce qui va partir, devenir invisible pour ne plus le regretter, et ce qui reste - la tangible réalité.
Dans le documentaire qui a suivi la projection ("Camille Claudel 2012 regard sur le tournage de Camille Claudel 1915" de Sacha Wolf, 50 min), il nous est permis de bien observer cette volonté de sculpter la comédienne-sculptrice : Bruno Dumont explique à Juliette Binoche ce qu'elle n'a pas l'habitude de faire. Il lui explique qu'il cherche d'elle une improvisation précise, une sculpture du "je(u)", un paradoxe osé et basé à partir de quatre pages de script. De ces quatre pages, comme de ces trente années passées dans cet asile d'aliénés, il ne fallait en retenir que l'essentiel. Il fallait qu'elle articule son rôle à partir de l'élagage du texte pour laisser poindre ce qui donne sens et corps à Camille Claudel.
C'est ce qu'il a à mon sens de plus manifeste chez cet auteur, plus que la récurrence des thématiques comme la solitude, la psychiatrie et... la botanique.
Etant sensible à la question du handicap, de la psychiatrie et de la botanique, j'avais tout intérêt à satisfaire ma hâte. J'avais tellement envie de voir comment Dumont s'y prendrait pour traiter ce personnage qu'il y avait dans ma tête cette impatience de comprendre ces artistes "au travers de ce que l'on ne comprend pas", de l'aveu de Bruno Dumont.
Ainsi, Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont est à Camille Claudel ce que La Chute de Hirschbiegel est à Hitler.
Au-delà de la vanne sympatoche, il y a cette idée d'enfermement qui cache la tragédie de l'extérieur et des démons qui hantent une trajectoire personnelle. Il y a cette idée aussi que l'on s'écarte des sentiers battus et de ce que nous savons de Camille Claudel. Rappelons qu'il y eut que la sculptrice fut déjà le sujet d'un film avec Isabelle Adjani. Ce n'est pas si gratuit de penser cette analogie, bien que ce soit clairement et volontairement décalé.
Mais il est dans ce film bien d'autres décalages.
L'on ne comprend pas pourquoi Camille Claudel est internée car elle est montrée dans ces actes quotidiens comme une personne autonome et qui détient, en son âme et conscience, une pensée complexe. Elle souffre davantage de son enfermement et sa persécution légitime que des douleurs de sa "folie" - apparentée à un délire paranoïde d'empoisonnement. Et si elle est paranoïde, pourquoi se livre-t-elle avec ses deux logorrhées ? Pourquoi fait-elle confiance à une ménagère ? Et puis surtout, ce poison qui lui rôde autour, n'est-ce pas simplement l'expression d'un trouble légitime de la confiance ?
L'on ne comprend pas pourquoi, après une séance médicale, elle ne s'évade pas. Elle est prisonnière mais de quoi ? De ses fragilités ? Allons donc !
L'on ne comprend pas pourquoi Paul Claudel (Jean-Luc Vincent à qui je souhaite une sincère continuation), ce totem du génie mystique, accoucheur de psaumes déments à ses heures perdues, est lui à l'extérieur tandis que sa soeur est affublée d'un discours psychiatrique. J'ai bien connu cela personnellement, le dossier médical qui vous suit comme une manière systématique d'être cerné. Comme si tout ce que Camille Claudel faisait était symptomatique. Mais voilà, une fois qu'on est du côté des malades, il n'est plus guère possible de revenir à l'extérieur de ce rôle qu'on vous attribue d'office, confortablement. Et, en tant qu'ancien soignant, j'ai vécu aussi cette impossibilité d'en réchapper. Des fantômes, vous dis-je !
Même si à l'extérieur nous savons qu'il y a la guerre, l'on ne comprend pas pourquoi Camille Claudel se retrouve, malgré tous les bons "petits soins" supposés de la famille Claudel, dans ce camp de torture psychique où la promiscuité et les frustrations sont source d'exaspérations et de souffrances. Elle se retrouve surtout avec des déficients mentaux avec qui la communication n'est pas possible. La communication est tout autant en décalage avec son frère, décalage émotionnel, décalage d'expression, décalage de niveau de conscience et d'intérêt.
Bruno Dumont a souhaité joué la carte de la page blanche : comme nous savons que peu de choses de la vie internée de Camille Claudel, il ne serait pas bloqué pour exprimer autre chose. De ces choses que l'on ne comprend pas, il y a un double tranchant. D'un côté, il y a le parti pris de ne pas dire pour ne pas interpréter, pour laisser faire "l'enquête", pour favoriser l'empathie et, d'un autre côté, à force de ne pas se risquer à émettre une compréhension, il n'y a pas d'élan ni de compromission (malgré une controverse et des conflits d'intérêts palpables). Camille Claudel 1915 est un film qui dit tout, en l'espace de quelques minutes comme une saignée, et qui ne veut rien comprendre. Bruno Dumont se le permet sous prétexte qu'on ne sait pas. Et bien, il m'est avis que ce "blanc" brise l'expérience - et je sais à quel point la notion d'expérience est prépondérante dans son travail. Pourquoi ne pas avoir pris l'occasion de dialoguer sans forcément régler des comptes ?
Cela est une chose. L'autre est que l'enfermement confine l'action et lui donne beaucoup d'intensité. C'est pourquoi la sensation d'avoir "résumé" trente années de huis-clos en un film rend le film très condensé et peu sincère par rapport à une réalité bien plus ennuyeuse et mélancolique. Le prosaïsme des premières minutes (où l'acte simple renvoie à lui-même sa simplicité plus l'indicible) est à mon sens davantage conforme à cette vie d'emmurée vivante. Ce prosaïsme avait donné à Twenty-Nine Palms ou de Hors Satan un caractère sentencieux. Ici, on a surtout le sentiment du "sujet imposé". Je me pose surtout la question à savoir s'il était judicieux d'avoir fait intervenir le personnage de Paul dans ce film. Rappelons que ce saint sauveur se rendait seulement une fois par an (ou presque) à Montdevergues pour voir sa soeur. Etait-il judicieux de prendre précisément les jours de toute une année où Paul Claudel vient la voir plus que n'importe quelle journée ? Et la fin de Camille Claudel, la malnutrition, n'était-ce pas tout aussi judicieux et intéressant ? Tout cela pour dire qu'il était possible d'évoquer Camille Claudel autrement, au plus près d'elle, comme le laisse suggérer l'intérêt de ce film. D'autant plus que Paul aura visité douze fois sa soeur en trente ans.
Il y a donc une part sincère de mensonges et d'orientation dans cette biographie, supposée être une page blanche.
Dumont voulait ce Paul dans son film parce que, c'est vrai, il est intéressant mais il pouvait apparaître autrement, et surtout ailleurs. Pourquoi avoir fait de cette visite la pièce maîtresse du film. Il aurait été bien plus valable et juste de la placer au début, en aparté, voire d'en parler comme d'un fantasme exutoire.
Même si ce "sujet imposé" m'est paru naturel, Dumont le dit lui-même : ce n'était pas une évidence. C'est du simplement à la proposition de Binoche de travailler avec lui. Et je veux bien croire qu'une proposition comme ça, même audacieuse, ne se refuse pas. C'est typiquement le genre de film qui peut casser les frontières, ouvrir des portes et gagner en légitimité et en art. De ce point de vue, la singularité de Dumont peut devenir un élément vite recherché sans qu'il ne se compromette.
Et, s'il y a bien une chose que j'ai ressenti, c'est cette faculté de certains réalisateurs à venir repousser les limites de tout un monde - nature y compris. La volonté de l'auteur est plus manifeste ici car un des objectifs du film est de tourner avec des acteurs amateurs une fois de plus. Dans la peau des personnes accusant un retard de développement, on trouve des déficients mentaux. Je sais à quel point il est difficile pour un réalisateur - et n'importe quel travailleur - d'envisager quoi que ce soit de ces personnes. Mais Bruno Dumont en veut des "vrais" (il le dit lui-même). C'est un projet forcément sensible et a plusieurs reprises son projet tyrannique et son rapport avec les handicapés de l'asile m'a interpellé. S'il a bien senti qu'il ne fallait pas arriver avec des gros sabots, l'image qu'il a retenu des déficients mentaux est assez différente de l'image des mêmes déficients dans le documentaire. C'est donc une image de décalage entre Claudel et les autres qu'il désirait. Parfois ce décalage paraît simpliste. J'aurais néanmoins plus apprécié que le film décentre son sujet vers l'asile que sur la relation avec Paul. Le film se décentre par moment, montrant des malades étant contraint d'être "normaux", mais c'est timide, prude.
Pourtant, je parlerai de réel humanisme, pas celui de Dumont, mais celui du projet rendu : ce film sera l'égal des autres films, sans qu'on ne fasse obligatoirement tout un pataquès bien-pensant sur la condition des handicapés. S'il est un discours ronflant et particulièrement prisonnier, c'est bien ce sentimentalisme culpabilisant autour de la différence et des normes (j'en ai déjà écrit un bout sur Ya Basta ! de Kervern). Cela dit, cela n'a pas empêché un documentaire d'être fait, sachant qu'il s'oriente davantage vers les personnes handicapés plutôt que sur le pourquoi de Camille Claudel, éjecté en cinq minutes.
A la fin des deux projections, c'était le temps des questions. Bruno Dumont était accompagné de Jean-Luc Vincent (Paul). Cet acteur Luchinien (sans la suffisance) a été un vrai coup de coeur. Il a trouvé des trucs dans le jeu qui m'ont séduit. C'est un comédien qui risque des choses et avec une pleine maîtrise. Je m'interrogeais surtout à propos de la différence entre comédiens amateurs et comédiens professionnels. Je voulais savoir si ce n'était pas un handicap de travailler avec Juliette Binoche. Car il y a des choses qu'un acteur sait faire en provoquant en lui-même des jeux émotionnels et il y a des limites. Je voulais savoir quelles étaient les limites. Dumont a répondu que, bien que les palettes de jeux étaient vastes, le jeu professionnel contenait des inconvénients en terme de sincérité et de spontanéité. Je crois bien que c'est parce que Binoche voulait son défi (un César ?) qu'elle a proposé cette collaboration opportune.
Je crois qu'elle a eu raison en plus.