Les premières images, d'archives, plantent le décor : terrorisme, hyper inflation, crise politique. Manière de nous dire que le sort d'une pauvre jeune fille quechua à qui on a volé son enfant ne va guère peser dans la balance : on a "autre chose à faire", et les mafieux à la tête de cette entreprise de trafic de bébés le savent bien.
On sent Mélina León désireuse de témoigner de la culture quechua puisque à plusieurs reprises des fêtes, danses et défilés traditionnels nous seront montrés - un chouïa trop à mon goût même. Mais l'identité quechua de Geo est importante car c'est en tant que citoyenne de seconde zone qu'elle ne pourra se sortir du piège dans lequel elle est tombée.
La mise en scène exprime à merveille cette condition : Geo ne se déplace qu'avec peine, que ce soit lorsqu'elle gravit la pente noyée dans la brume devant sa maison, ou lorsqu'elle monte une à une les nombreuses marches de la clinique San Benito. Lorsqu'avec son mari Leo elle franchit la porte du tribunal, le cadre traduit très bien le caractère écrasant de l'institution. Laissée toute la nuit sur une table d'opération sans nouvelles de son bébé, elle est mise dehors au petit matin. Le plan de cette porte sombre encadrée de carreaux de verre derrière laquelle Geo hurle pour voir son bébé est poignant.
Errant de bureaux en guichets, Leo et Geo ne parviennent qu'à se faire refouler sous des prétextes divers - par exemple, qu'ils ne connaissent pas leur n° de liste électorale. On imagine l'ampleur du défi : retrouver un bébé que Geo n'a même jamais vu, et qui est sans doute déjà parti à l'étranger. Un bébé qui, cruauté suprême, n'a même pas de nom, d'où le titre. D'où aussi toutes ces scènes où un protagoniste pose une question qui reste sans réponse (Leo demandant à Geo : "elle était comment notre fille ?").
Mélina León se paie même l'audace de défendre la position du camp du mal, qui s'exprime par la voie du sénateur : car oui, vu la misère de ce jeune couple, il est probable que l'enfant ait une vie "meilleure" chez un riche Occidental en mal d'enfants. Le film nous montre d'ailleurs une femme à Iquito qui a choisi de vendre son enfant. Qu'opposer à cet un argument rationnel ? Une simple chanson triste, le hurlement derrière une porte d'une jeune femme, tel un animal blessé. C'est dérisoire et c'est énorme.
Le combat pour retrouver l'enfant eût été à coup sûr perdu sans l'intervention du jeune journaliste, Pedro. Un montage alterné classique nous permet de voir converger les deux personnages.
Mélina León a la bonne idée de ne pas tomber dans la romance à l'eau de rose : si Pedro se bat, ce n'est pas tant pour cette femme quechua loin de son univers d'intello que pour la vérité et la justice. Il compatit avec Geo malgré tout, mais sans que le film n'en fasse trop sur ce registre. La juste mesure.
L'idée de la réalisatrice est bien de nous montrer ces deux mondes si loin l'un de l'autre : Pedro fréquente un comédien, tous deux sont entre gens "qui connaissent Tennessee Williams". Le talon d'Achille de Pedro, ce qui le place dans le camp des opprimés comme Geo, c'est son homosexualité, dans une société encore très intolérante vis-à-vis des "pédés". J'avoue m'être demandé tout de suite si cette péripétie était utile au récit, je crois finalement que oui, même si elle m'a semblé sur le moment un peu forcée. Cette tendance sexuelle donne en tout cas lieu à plusieurs belles scènes : celle du resto, où on peut lire dans le regard du comédien le désir ; celle où ils marchent tous deux dans une ruelle, filmée avec justesse en plan fixe ; celle où dans l'exiguë cuisine de Isa on sent toute la gêne mêlée de désir de Pedro. Le choix de mise en scène traduit bien l'enfermement. Pedro va d'ailleurs s'échapper, partir, sans qu'on sache où, après des adieux captés en plan fixe large, autre bonne idée car elle contraste avec la scène de la cuisine où ils étaient cadré de très près.
Beaucoup de justesse donc, ai-je trouvé, dans le choix des cadres et les idées de mise en scène. Le film est visuellement superbe, et ce, dès la première image, cette colline constellée de réverbères. Le format carré aux bords arrondis ajoute au côté brumeux qui caractérise le lieu de vie de Leo et Geo (et qu'on trouve à Lima, je peux en témoigner pour m'y être rendu). Dans une scène très réussie, on voit un couple d'amis de Geo qui l'attendent contre le mur de sa maison. En fond, la fameuse pente qui suffit à identifier l'environnement austère de la jeune femme. On distingue une petite tête sombre qui apparaît, puis se fond dans le sombre, finalement émerge pour rejoindre ses deux amis. Superbe. On pense à Béla Tàrr pour l'atmosphère... avec une radicalité moindre toutefois : Leo et Geo gravissant la pente, Béla Tàrr l'aurait fait durer 5 minutes au moins !
Grand usage aussi de la plongée et de la contre plongée, par exemple lorsque Mélina León veut nous faire sentir le poids des étages à gravir. J'aime aussi ses panoramiques qui nous montrent des pans de murs, par exemple lorsque Geo et Pedro sont en cellule, ou lorsque Geo va d'une porte à l'autre dans l'immeuble de la clinique. Et puis la réalisatrice a su utiliser les accidents de tournage : ainsi, la comptine des petites filles qui sautent à la corde dans le beau patio de la clinique, "célibataire, divorcée, mariée : tu ne vaux rien, n'était pas prévue au scénario. Ce sont les fillettes qui l'entonnèrent spontanément et la réalisatrice a trouvé qu'il y avait là un formidable révélateur de l'inconscient des femmes, dès le plus jeune âge, au Pérou.
Il faut enfin saluer les deux acteurs principaux, tous deux remarquables : Pamela Mendoza, tout en retenue (déjà embauchée pour le prochain film de la réalisatrice, qui sera une comédie) et Tommy Párraga, intense et mutique à souhait.
Alors, bien sûr, c'est un premier film, il y a tout de même une ou deux maladresses (le ralenti sur la scène d'attentat... bof) et quelques longueurs (ce qui suit cet attentat... moins passionnant ai-je trouvé, et tombant un peu dans le pathos... mais nous sommes alors proches de la fin). Peu de choses au regard des immenses qualités de cette Chanson sans nom.
Ah encore une chose, puisque je traduis le titre : je me demande pourquoi les dialogues, comme souvent dans les films en espagnols, traduisent en voussoiement ce qui est tutoyé ? On peut le comprendre en anglais puisque le voussoiement n'existe pas. En espagnol il existe, et je suis toujours gêné lorsque j'entends par exemple "puedo ayudarte ?" et que je lis "je peux vous aider ?". Dans les pays hispanophones le tutoiement est bien plus courant entre inconnus que chez nous, dommage de ne pas le traduire dans les sous-titres. C'est aussi un élément de culture de ces pays.