Il est parfois utile de se rappeler que le cinéma n'est pas toujours là pour nous caresser dans le sens du poil, nous conforter dans nos certitudes. Yorgos Lanthimos fait partie de ces cinéastes qui instrumentalisent le médium à la fois à des fins divertissantes (cet humour absurde, ce sens de la tension sur le fil) et provocantes, mais dans le bon sens du terme. Bien malin celui qui pourra affirmer ressortir du visionnage de l'un de ses films sans au moins y avoir réfléchi, à défaut d'avoir vécu une expérience agréable.
Canine entre de plein pied dans cette définition. Le dispositif mis en place, tout comme son contenu, sont profondément dérangeants dès les premières images et jamais les angles ne seront arrondis. Nombreux sont les détracteurs du cinéaste faisant souvent référence à "une absence totale d'émotion" ou "une froideur clinique absconse". Si ces critiques sont compréhensibles, elles reposent pourtant sur un contresens. Filmer ce que Lanthimos filme via une forme favorisant l'empathie n'aurait aucun intérêt, tout comme filmer un Marvel avec cette austère distance n'en aurait pas plus. Dans les deux cas, l'effet désiré serait simplement annihilé.
Le premier film de l'impertinent grec témoigne dans cette perspective d'une adéquation entre fond et forme qui force le respect. Par exemple le choix d'un large format d'image en lieu et place d'un 4:3, qui aurait traduit avec une évidence plus immédiate le cloisonnement des enfants. Si ces derniers sont effectivement enfermés dans des plans uniquement fixes, le 2.35 : 1 leur ménage tout de même d'autres horizons (au sens littéral comme au figuré) en arrière plan, là ou le format carré a tendance à les supprimer. Le monde extérieur existe ainsi constamment dans l'esprit du spectateur et se pose comme un enjeu majeur du récit.
Cet élément à lui seul prouverait que le but de Lanthimos n'est pas uniquement de s'amuser aux dépens de ses personnages, tel un comportementaliste complaisant et bassement cynique opérant sans son laboratoire stérile. Il s'agit bien de dessiner un mouvement de libération vers un ailleurs, de s'extirper de conventions et règles sociales arbitraires afin d'exister pleinement. N'est-ce pas, après tout, la trajectoire adoptée par Collin Farrell dans The Lobster, ou celle d'Emma Stone dans Poor Things ?
D'autres subtilités de forme semblent confirmer cette idée. La direction d'acteur préconise la plupart du temps une immobilité presque cadavérique des corps. Pourtant celle-ci explose lorsque l'une des sœurs se met à imiter Rocky Balboa en boxant dans le vide, ou se laisse aller à une danse sensuelle et endiablée évoquant une transe affranchie de toute contrainte physique ou morale. Le même principe de contraste soudain est adopté lorsque les frères et sœurs jouent dans la piscine : la caméra portée et virevoltante fait voler en éclat le glacis figé du plan fixe et permet une respiration salvatrice.
C'est indéniable, les itinéraires auxquels Lanthimos soumet ses personnages s'apparentent à d'éprouvants chemins de croix à la fois devant et derrière l'écran. Pourtant, c'est une catharsis d'une étonnante puissance qui étreindra le spectateur téméraire tout comme ces caractères courageux. Récompensés de leurs efforts de s'affranchir des codes de tous types, ces derniers ne manqueront pas de lever le voile, par un savant jeu de miroirs, sur l'absurdité du monde qui leur a été imposé. La question mérite d'être posée : Yorgos Lanthimos ne serait-il pas, en définitive, un humaniste ?