Peu de films, dans toute l'histoire du cinéma, ont su marquer aussi profondément l'esprit d'autant de générations différentes. L'un des seuls films pouvant rivaliser sur ce point avec CH est bien Salo les 120 Journées de Sodome de Pasolini (à croire que les italiens ont le monopôle de la philosophie horrifique dans le Cinéma.). J'ai mis (très) longtemps à voir ce film, car j'avais énormément de préjugés à son sujet, je m'attendais à voir du gore pour du gore, de la violence gratuite sans fond de pensée. Mais après avoir pu savourer les talents de Deodato dans son excellent Le Dernier Monde Cannibale (tiré d'une histoire vraie avec des vrais indigènes pour acteurs) je me suis ravisé, et me suis dit "pourquoi pas?". Le fait d'agréablement constater à quel point on a pu se tromper sur un film de genre est absolument jouissif! Pensez! Je m'attendais à de la boucherie gratuite sans aucun intérêt (qu'il soit d'ordre artistique ou philosophique), et je me trouvai face à une œuvre puissante, viscérale (spécificité du Cinéma Italien), au dialogue réfléchi et extrêmement mature. On pourrait le prendre comme un message colonial nostalgique, voyant l'homme blanc comme étant le messie des peuples, et la civilisation occidentale comme étant la nouvelle Alexandrie, mais c'est tout le contraire! Deodato prend un (morbide) plaisir à se moquer de ceux qui pensent comme cela, et nous démontre de A à Z que la notion de "Civilisation Phare" n'est qu'une utopie. Pire! Que c'est une illusion, en effet les journalistes américains voulant faire un reportage choc sur le cannibalisme s'avèrent être des monstres, aux agissements gratuits guidés par leur seule instinct de cruauté. Ici, l'indigène, le cannibale, est vu comme une victime (c'est ce qui fait la force et l'originalité du propos du film!), car évoluant dans un univers plus qu'hostile, ne lui laissant aucun répit, le cannibalisme devient une nécessité, une survie, et c'est guidés par leur instinct de survie qu'ils agissent de la sorte. Tout le contraire de "l'homme civilisé" qui vient détruire leurs maisons et les tuer pour le simple fait qu'ils sont des "sauvages". La place du sauvage ici nous renvoi forcément à notre propre perception de la civilisation, et de l'esprit éclairé dont nous nous targuons. Dans ce cas qui est le sauvage? Qui est le cannibale?
Si vous cherchez des moments qui résument (à mon sens) toute l'essence du film, vous en trouverez trois, centraux, poignants et forts. Le premier se situe en début de film, lorsque le speaker fait l'étalage, le bilan de ce 20e siècle, glorieux de par ses avancées scientifiques et humaines, où il parle de "l'Enfer Vert", cette jungle impénétrable où vivent les tribus cannibales, il dépeint cet endroit comme un milieu hostile et invivable alors que le caméraman filme des scènes de rues, de buildings d'une mégalopole (New York?), la comparaison est à la fois délicate, subtile, mais aussi pertinente. D'emblée Deodato nous met en garde : nous n'allons pas voir un film sur les cannibales, mais sur notre civilisation!
Le deuxième est la scènela plus connue, et la plus polémique, celle de l'abattage et le dépeçage d'une tortue géante. Cette scène n'est pas truquée (la tortue devait être mangée par l'équipe du film, la vraie!), ce qui explique la levée de boucliers de bon nombres d'associations et groupes de défense des animaux et de la morale... Cette scène est d'une violence inouïe car elle nous montre sans concession un geste quotidien, vitale pour chaque être vivant, qui est de tuer pour manger. Deodato relativise donc notre vision des cannibales, puisque même des gens "normaux", non cannibales, commettent des atrocités chaque jour pour nous nourrir (allez donc jeter un coup d'œil aux images d'abattoir de porcs ou autres!) et surtout rabaisse l'homme au rang qu'il a trop souvent oublié, celui de "simple" animal.
La dernière enfin intervient plus tôt dans le film, il s'agit de la baignade du docteur Monroe dans le fleuve. Celui-ci tente de tisser des liens avec les cannibales et les indigènes qui ne soient pas brutaux, alors il s'adonne à une expérience : il retire ses vêtments (tous) et va se baigner dans l'eau. Que se passe-t-il? Les jeunes filles cannibales, constatant sa nudité, et Ô combien l'Homme Blanc leur ressemble lorsqu'il revient à son origine ethnique, alors elles jouent avec lui et le tripote un peu partout, puis courent pour continuer dans ce jeu de l'amour et des frivolités. Cette scène, sans doute l'une des plus belles du Cinéma Italien (et Mondial), sublimée par la musique (exceptionnelle dans ce film) de Riz Ortolani, est le seul moment où on se sent libéré de cette tension constante, une véritable bouffée d'air frais, un coin de Paradis dans cet Enfer, car entre les deux (la scène le démontre admirablement) il n'y a qu'un pas. La Nature est ce qu'elle est, et les indigènes se battent avec elles tous les jours, et seul l'Homme permet de la définir en tant qu'Enfer ou Paradis.
Cet Enfer où ces journalistes sont allés se damner n'était donc pas celui du Primitivisme, mais bel et bien celui des pensées les plus sombres de l'Homme Moderne.

M.M
Maxlecter
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le 19 sept. 2011

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