Je suis entré dans Marvel, comme d’autres en religion, le 10 août 1976, quand papa m’offrit le Strange #104. J’avais dix ans. Daredevil filait un amour imparfait avec la Veuve Noire, Iron-Man affrontait un chevalier ailé et Spiderman tentait d’arrêter le Bouffon Vert, le père de son meilleur ami. J’hésite à évoquer le numéro suivant, le fatal #105 (The Amazing Spider-Man #121, écrit par Gerry Conway et dessiné par Gil Kane) et la mort de Gwen. Affreux. Cinq années durant, j’ai consacré mon argent de poche à l’achat des albums suivants, les mensuels Strange et Nova, les trimestriels Spécial-Strange, Titan et les grands volumes type 4 Fantastiques. Dans un monde qui ignorait Internet, je profitais de mes séjours en ville pour fouiller brocanteurs et bouquinistes à la recherche d’anciens numéros. En fan absolu, je tenais un journal où je notais les caractéristiques de mes héros et les détails de leurs apparitions et confrontations. Cette passion s’évanouit aussi brutalement qu’elle était advenue. Quand papa prit sa retraite, il vendit l’appartement familial et maman envoya à la décharge ce qu’elle prit pour un tas de vieux journaux. J’ai pardonné.
Marvel, c’est 5.000 super-héros. C’est, après 75 années de sédimentation, notre mythologie à nous. Dieux, demi-dieux et surhommes confondus. Homère et ses pairs œuvrèrent à offrir aux Grecs une raison de vivre et une matrice de sentiments. Stan Lee et ses potes, plus prosaïquement, soumirent (comprenez « dealèrent à prix raisonné ») aux adolescents un pur divertissement. On n’hérite que des légendes que l’on mérite.
Marvel, ce sont des milliers d’histoires ; segmentées en chapitres de quinze pages ; toutes similaires. Un jeune homme disgracié se découvre un pouvoir et un talon d’Achille. A l’aide d’un mentor, il append à maîtriser le don et à masquer la faille, tout en tentant de concilier vie personnelle, amours, études ou job. Mais, déjà, vient l’heure du choix, sera-t-il bon ou vilain ? Chaque chapitre verra entrer en lice un adversaire. Au final, l’intérêt de l’épisode dépend du méchant, trop souvent de consommation courante. En effet, un bon méchant doit, pour le rester et conserver une valeur vénale, être ménagé. A chaque défaite (le héros est acculé à la victoire), il perd de sa puissance. J’ai adoré le sombre et ténébreux Victor von Fatalis, le sidéral Galactus et l’irrationnel Bouffon vert.
Le Marvel de mon adolescence a vécu. La BD a peu changé. Les dessins ont gagné en vigueur et les scénaristes brodent toujours sur le thème initial. Seul le génial Alan Moore parvint à s’en affranchir. L’essentiel se joue désormais au cinéma. L’éditeur besogneux s’est mué en titanesque usine à blockbusters. L’enjeu n’est plus de séduire quelques dizaines de milliers d’adolescents, mais des dizaines de millions de spectateurs de tous âges.
Qu’ai-je pensé de Civil War ? Du bon boulot. Une douzaine de super-héros se castagnent, dans ma plus grande indifférence. Dix années d’exploitation outrancière de la licence butent sur la faiblesse ontologique du concept : la difficulté à préserver des méchants crédibles. Comment nous faire croire à un vilain susceptible de battre une telle phalange de demi-dieux ? Impossible. Le public est blasé. Ultime astuce, initiée par Superman vs Batman, la guerre fratricide. C’est la lutte finale.
Bonne année.