« I went to the woods because I wished to live deliberately, to front only the essential facts of life, and see if I could not learn what it had to teach, and not, when I came to die, discover that I had not lived. » (Henry David Thoreau)

Si l'idéal du cinéma est de divertir et faire réfléchir en même temps, alors Captain Fantastic est une indéniable réussite.

En un mot : épatant. En un prénom : Viggo. Pas celui des Carpates, hein. Mortensen. Le roi. Celui qui est de retour, à un moment. L'acteur inimitable, fort de sa capacité à imiter l'accent russe sans se ridiculiser instantanément et de sa barbe capable d'ensorceler la gent féminine du monde entier, même là où les barbes sont réservées aux hipsters asexués et aux mollahs zoophiles. L'homme, sa bite et son couteau face aux éléments naturels, qui accueillent sévèrement son dévouement aussi physique que spirituel, lui font savoir qu'avec eux, on ne rigole pas, mais qu'ils apprécient la démarche. Le gourou malgré lui et astre fantasque autour duquel gravite sa progéniture alerte, nombreuse et dynamique comme doit l'être toute progéniture dans une société humaine qui n'a pas paumé le mode d'emploi. L'idée profondément intime de son existence et les symboles qui lui donnent vie, dans l'adhésion ou la confrontation. L'immense savoir de sa bibliothèque brinquebalante, et ses pétulantes influences spirituelles, de Noam Chomsky à Calvin Coolidge, au cœur de l'épaisse forêt du Pacific Northwest... que ça n'a pas l'air d'impressionner. Chaque chose à sa juste place dans la grande ronde universelle. Le souvenir respectueux du passé et l'embrassade fiévreuse du présent. Les ennemis et têtes de Turcs que sont le grand Capital et l'État-Léviathan. Son amour, le premier de sa vie, mort, et son présent, un peu largué, mais bien vivant… De toute façon, tout ceci est un grand et majestueux et faillible et dérisoire work in progress, comme on dit. Le roi est là, parfois nu, parfois pas, et il ouvre ces grands yeux bleus capables d'exprimer l'inquiétante puissance que le devoir de père confère à un homme. Et ça démarre très fort, au cœur d'une forêt aussi familière qu'intimidante, sur la musique assez planante d'Alex Somers, fort de la mise en scène pourtant débutante de Matt Ross qui méritait son prix au Festival de Cannes 2016. Énergique, insolite, charmante à l'oeil… prometteur. Autant dire que le point de départ de Captain Fantastic ne peut PAS ne PAS intriguer.

Et pourtant, on n'en attendait pas grand-chose. Un prix à Cannes, que cela vaut-il ? Michael Moore a bien reçu une palme. C'est qui, au juste, Matt Ross ? Hop Google, hop IMDb, mmmh surtout un acteur, notamment connu pour avoir joué… le yuppie gay d'American Psycho ? Ok, bon souvenir, notamment la scène des toilettes, mais aucun rapport. Et puis, c'est quoi, ce titre, Captain Fantastic ? Hollywood nous sort une énième adaptation de comic le même mois que Doctor Strange ? Un an après les funestes 4 Fantastiques ? Et en attendant l'arrivée du probablement tout aussi funeste Captain Marvel ? Ok, on exagère exprès, là. Et une fois l'origine de ce titre connue, on comprendra tout à fait. Toujours est-il qu'il y avait plus vendeur.

À débattre

Mais c'est tout pardonné... parce que Captain Fantastic, non content d'intriguer, ne pourra pas non plus laisser froid tout esprit un minimum éveillé, en qui il suscitera, deux heures durant, une admirable quantité d'interrogations sur un paquet de sujets majeurs : qu'est-ce qu'une société humaine ? L'homme peut-il vivre sans, ou bien ne peut-il se définir qu'à travers elle ? Quelle est la légitimité d'un État dans la prise en charge de l'éducation de nos enfants ? Quelle est la légitimité d'un État, tout court ? La notion filiation a-t-elle une moindre importance dans tel modèle de société que dans tel autre ? Est-il plus important de savoir faire du feu ou de savoir signer sa déclaration d'impôts à temps ? Concilier parfaitement les deux est-il impossible ? Existe-t-il un compromis entre extrémisme et conformisme ? Doit-on absolument choisir un chemin plutôt qu'un autre ? L'isolationnisme fonctionne-t-il ? Le consumérisme est-il fondamentalement mauvais ? Acheter organique et refuser de faire vacciner ses enfants suffisent-ils à se dire radical (réponse : non) ? Quelle est la meilleure raison d'apprendre à survivre à l'état sauvage : développer sa capacité à résister plus longtemps à un hiver nucléaire ou une apocalypse zombie que le citadin-limace chargé d'antibiotiques, ou bien cultiver son indépendance de principe vis-à-vis d'un État qui peut, pour peu que les événements l'y invitent, se retourner en un rien de temps contre le peuple qu'il est censé servir ? Et surtout : qu'est-ce qu'être un bon père ?

À défaut d'apporter des réponses à ces questions, Captain Fantastic y pose un regard sacrément personnel, donc plein d'un caractère bienvenu, mais aussi partisan : on sent très clairement passer les convictions libertariennes du réalisateur-scénariste (du libertarianisme, doctrine radicale prônant la liberté absolue des individus, qui se distingue de l'anarchisme par son attachement à la liberté du marché mais aussi du libéralisme par sa conception très minimaliste de l'État). L'auteur de ces lignes n'est en aucun cas un libertarien car il ne partage pas l'antiétatisme de cette doctrine – estimant qu'il n'y a pas de peuple fort sans pouvoir fort –, tient à l'idée de transcendance pour faire société, ou encore considère qu'aucune civilisation ne se fonde sur ce fantasme qu'est le « droit naturel » ; autant dire qu'il a été en désaccord avec une bonne partie des opinions politiques exprimées tout au long du film via son héros loufoque Ben (ce qui ne m'empêche pas d'avoir dévoré du Thoreau par le passé !). Mais Matt Ross a eu l'intelligence de ne pas TROP prêcher pour sa paroisse : il ne dit nulle part que le libertarianisme radical de Ben est une idée géniale, au contraire : toute l'histoire vise à démontrer que son plan ne marche pas, surtout pas avec des enfants, surtout pas dans le monde d'aujourd'hui, pour le meilleur et pour le pire. Ben, tout flamboyant qu'il est, le réalisera lui-même à la fin. Le gars se montre même assez ridicule à quelques reprises, notamment dans sa célébration du « Noam Chomsky day » (sic), ou encore dans son soutien pseudo-moral à l'acte de vandalisme tant que ça se fait dans un hypermarché (= chez ces vermines capitalistes, par opposition aux petites gens, sauf qu'à partir de quel niveau de richesse mérite-t-on d'être volé, Ben, hein ?). Quant à sa défunte épouse, fille à papa encore plus radicale que lui, elle était accessoirement une maniaco-dépressive – pas terrible, comme ambassadrice. Ainsi, quand les rejetons de Ben crient un peu mécaniquement « Power to the people ! Stick it to the man ! », c'est plus touchant qu'autre chose, et l'on espère que Ross n'était pas vraiment sérieux. De toute façon, si la famille « Fantastic » est une famille de justiciers sociaux (ou « social justice warriors » en anglais, SJW), on ne distingue pas en elle les traits caractéristiques principaux de cette regrettable engeance (ignorance crasse, intolérance programmatique, hystérie chantante). Et pour parachever le tout, l'épilogue du film [spoiler alert !] propose un joli compromis qui séduira bien des spectateurs en ces temps de crise économique et de péril urbain : ni la mégalopolis techno-aliénante, ni le plan lose de survivalistes asociaux : un simple retour à la vie campagnarde – au risque d'avoir le goût du compromis dans ce que le terme a de négatif, c'est-à-dire une légère fadeur un chouïa tristounette [/off]. Les plus réacs d'entre nous trouveront peut-être Matt Ross trop peu critique de son héros, qui se plante non pas parce qu'il a tort dans le fond mais parce que la vie est plus compliquée que ça (saloperie de vie !)... on aura du mal à être en désaccord total avec eux... sans que cela ne soit pour autant un point rédhibitoire.

Par ailleurs, Matt Ross pose quelques dilemmes moraux qui transcendent peut-être les clivages politiques habituels : on pense, par exemple, à la question du rite funéraire de l'épouse, éduquée dans la foi chrétienne mais ayant émis le souhait explicite d'être incinérée. Légalement, c'est a priori un non-problème ; mais quand son testament inclut de jeter ses cendres dans des toilettes publiques, un problème moral s'ajoute à la simple question de la légalité, et le culte de l'individu, du « droit à » porté par les idéologies émancipatrices que sont le libéralisme COMME le libertarianisme, est alors inévitablement remis en question (comme c'est le cas face aux question sociétales que posent l'homoparentalité ou le port du voile, par exemple : le « droit à » dénué de morale ne tient pas, ou dans ce cas, on autoriserait les gens à se faire manger par des tueurs en série cannibales québécois sous prétexte qu'ils ont signé une décharge au préalable, ou se foutrait de la déchéance d'un héroïnomane puisque c'est son choix). De quoi animer des heures de débat, ce qui n'est pas donné à tous les films. Tout ce qu'on peut affirmer est que d'un point de vue traditionaliste, la démonstration de Ben n'aura pas vraiment convaincu : on peut être antimondialiste, déplorer les effets du consumérisme et se méfier du capitalisme d'État de gouvernements soumis aux corporations, sans pour autant devenir anarcho-syndicaliste.

À l'aventure

Heureusement, il est fort possible d'apprécier Captain Fantastic sans passer des heures sur la pertinence de son message politique et la viabilité de ses idées. Il est même heureux qu'on puisse le faire ; le cas inverse n'aurait pas été bon signe. Le film de Matt Ross est très divertissant. Déjà, en dépit des apparences et du fait qu'un tel film n'aurait jamais été écrit par un fils de white trash (hipster, lui !?), il évite bien des clichés de l'« indie drama », dans le fond comme dans la forme, comme le faisait dix ans plus tôt le génial Little Miss Sunshine, auquel on le compare beaucoup. Le secret, c'est sans doute l'humilité de la démarche. À aucun moment Captain Fantastic ne sera pontifiant, ni condescendant, ni sentencieux, malgré les thèmes qu'il aborde et son orientation politique qui lui donnaient mille mauvaises raisons de prêcher la bonne parole : certes, les fans de Bernie Sanders en cette année 2016 auront davantage apprécié le spectacle que ceux de Donald Trump, mais aucune oie n'a été gavée sur le tournage, et ça ne roule pas trop de mécaniques. Certes, on compte quelques roulages par-ci, par-là, comme ces deux reprises où le fils aîné de Ben vante la version de Glenn Gould des Variations Goldberg de Bach, sauf qu'il y en a eu deux, des versions de Gould, et du coup, ça ne le fait pas trop… mais c'est du chichi de bourgeois qui s'emmerde. Et si c'est peu, c'est parce que Captain Fantastic est l'œuvre de gens intelligents qui, plutôt que d'étaler crânement leurs opinions, partagent humblement des remarques avec leur public. Bien sûr, tout ne fonctionne pas parfaitement. On pense notamment à l'intrigue des beaux/grands-parents et à sa totale absence de résolution, frustrante d'abord parce qu'elle entache un peu le personnage de Ben, qui ne respecte finalement pas tous ses engagements, ensuite parce qu'un personnage joué par Frank Langella méritait mieux. De toute façon, les esprits critiques ne manqueront pas d'égratigner le dernier acte, nettement moins convaincant que les deux précédents, pouvant voir l'option du compromis, que nous avons vantée plus tôt dans cette critique, comme la solution de facilité. Combien le cinéma américain a-t-il produit de films faussement subversifs ou radicaux qui, sous leur verni contestataire et derrière leur irrévérence en plastique, cachaient une minuscule paire de roubignoles ? Qui, au bout du compte, rentraient dans le rang ? Nous parlions de « fadeur », plus haut. Matt Ross est-il parfaitement à la hauteur de l'ambition de son récit ? Probablement que non. S'il l'avait été, la critique du capitalisme financier dissolvant de vivre-ensemble aurait convaincu tout le monde, et son gauchiste de protagoniste principal en aurait lui aussi pris pour son grade, VRAIMENT, par souci d'équité, et le film aurait eu un 10, parce que ce genre de réussite-là arrive… ben, pas très souvent, en fait. Captain Fantastic n'est clairement pas une réussite TOTALE.

Le public insatisfait n'aura alors qu'à décider s'il accorde plus d'importance au divertissement qu'à la fable politique, ou inversement, ou aucun des deux. Si la seconde prend le pas sur le premier et que le message n'est pas passé, il se demandera bien ce qu'on peut trouver à ce maudit pudding nombriliste pour khmers verts. Votre serviteur a choisi son camp depuis le début de cette critique, en mettant les deux à égalité, et en appréciant malgré tout la fable, jusque dans ses touchantes hésitations. Le parcours de cette famille joyeusement déglinguée prendra des directions et fera des arrêts qui ne convaincront pas toujours, mais sa richesse en émotions, son atmosphère à la fois tragique et bon enfant, le charisme minéral de Viggo, et le casting de jeunes acteurs impeccables dans des personnages à la fois réalistes et hauts en couleurs (et qui appelaient Viggo leur « summer dad »), en font un spectacle aussi fragile que puissant, inégal qu'inspiré, pas toujours pertinent mais toujours nourrissant, généreux et plein d'esprit. Toutes les raisons du monde de s'en aller dénicher cette pierre précieuse au fin fond de sa forêt, et, pourquoi pas, d'y méditer, comme on en a rarement l'occasion dans nos sociétés minées par une crise spirituelle et identitaire sans précédent. Le cinéma sert aussi à ça.

ScaarAlexander
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le 29 nov. 2016

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