« Il n'y a de fusion complète avec personne, ce sont des histoires qu'on raconte dans les romans. Chacun sait que l'intimité la plus grande est traversée à tout instant par ces éclairs silencieux de froide lucidité, d'isolement... » Eric Caravaca aurait pu faire siennes, ces quelques lignes de Claude Sarraute. Il signe avec « Carré 35 » bien plus qu’un excellent documentaire.
Derrière la spoliation totale de cette sœur disparue (toutes traces d’elle ont été soigneusement détruites) se cache une fracture infiniment plus profonde encore. Au drame le plus cruel d’alors s’en jouaient bien d’autres tous aussi incapacitants pour cette famille déjà broyée.
Le processus n’est en soi pas nouveau, c’est un peu la mission du documentaire. Agnès Varda avec « Les plages d’Agnès » notamment joue également d’artifices tels le retour sur des lieux du passé, ou les différents supports de témoignages (photos et vieux films personnels…) à des fins de profonds accès de tendresses notamment lorsqu’elle évoque Jacques Demy. Michel Gondry avait lui aussi avec « L’épine dans le cœur » provoqué à l’écran une espèce de conflit larvé mère/fils pour tirer l’essence même de son film. Dans un autre registre, fictionnel cette fois, Jane Birkin avec « Boxes » faisait feu de tout bois en compagnie de ses filles sur des objets ou photos retrouvés dans des cartons de déménagements. On pourrait évoquer également l’expérience littéraire de « Les gens dans l’enveloppe » où sur simple vue d’un paquet de photos achetée sur le net se créée une histoire qui sera par la suite confrontée à la réalité.
Le documentaire est alors témoin d’une passion, révélateur de secrets enfouis, d’animosités dissimulées ou rapiéceur d’un passé. Il est également catalyseur de mémoire, celle qui souvent nous tient compagnie, celle qui est tronquée par orgueil ou culpabilité et celle du déni, véritable mécanisme de défense. « Carré 35 » joue sur ces quatre aspects. Et c’est là que la difficulté du projet révèle toute son ampleur. Eric Caravaca en était conscient et il l’a parfaitement maitrisé.
En choisissant, de construire un film à effet de tiroirs, s’échappent peu à peu des informations sur cette sœur disparue. Celles qui paraissent les plus essentielles de prime abord étant le pourquoi. Ce qui occupera le premier tiers du film. Non dits, troubles, réactions violentes confirment à l’auteur qu’il faut aller plus loin. Et pour faire ressurgir les souvenirs réfractaires, la confiance et l’intimité deviennent une arme décisive qu’il utilise patiemment. Plus on avance vers les vérités, plus les témoins (principalement la maman) perdent de leur superbe et de leur aplomb au point de se laisser vaincre, le discours se faisant hésitant, sincère et chevrotant.
Pour autant, Eric Caravaca ne se pose jamais en inquisiteur, sa grande pudeur (déjà très présente dans son premier film « Le passager ») ménage ses proches. Sa caméra ne filme que le fondamental, elle n’est jamais indiscrète ou voyeuse. Elle n’est qu’un œil (le sien comme il nous le montre), celui d’une personne à qui l’on a ôté le droit d’aimer et regretter la sœur défunte, à qui l’on a détourné le deuil.
L’alternance des plans fixes des témoignages, de diffusion d’images d’actus ou de vieux films de familles et de prises de vue d’aujourd’hui, apportent un mouvement permanent au récit, ainsi qu’une fluidité narrative subjective. Le spectateur découvre peu à peu ce terrible morceau de vies, comme son auteur auparavant, sans pour autant porter de jugement. Chacun sait qu’en matière de souvenir de famille, un ou plusieurs secrets, tout autant que les mensonges ou les perfectionnements du passé, trouvent pour origine un rempart au jugement, ou tout simplement tentent d’occulter un drame dont la douleur se voudrait pandémique.
Protection, compréhension, pardon, expiation… Il y a une certaine religiosité dans « Carré 35 ». Celle de la dévotion familiale qui fait qu’in fine on ne peut laisser un de ses membres dans la souffrance et se donner comme but de la délivrer. Le bouquet d’images final en est la plus vibrante des démonstrations.
Eric Caravaca en plus de donner un sens à sa quête, lui offre un prestigieux écrin cinématographique où le réalisme autour de cette famille devient un film à part entière. « Carré 35 » traversé d’une belle intensité émotionnelle, transforme le traumatisme familial en un acte d’amour universel où se conjuguent la douleur des vivants et la reviviscence spirituelle des défunts jusqu’à l’apaisement des affres du passé. Magistral !
Mon avis sur la 1er film de Caravaca, très proche de celui-ci => Le passager