Au milieu des fragments épars de son histoire familiale, Eric Caravaca se retrouve confronté à la douleur d’une absence inhumée par le mensonge, enfouie dans les méandres du passé. Sa soeur aînée Christine, disparue à l’âge de trois ans suite à la « maladie bleue », demeure l’objet d’un silence et de non-dits, de récits transfigurés et divergents, comme si une crainte et un tabou en empêchaient l’exhumation au sens métaphorique. C’est en récoltant pièces d’état civil, témoignages et photos que Caravaca mène l’enquête sur la disparition de sa soeur : filmant les membres de sa famille se remémorant Christine, il tente de partir à la recherche d’une vérité hors d’atteinte, intangible dans le souvenir en perpétuelle reconstruction. Entre l’éloge de la courte vie de Christine que nous livre la mère du cinéaste, et les imprécisions quant à la nature de sa mort et informations temporelles erronées, dont nous fait part son père, l’enfant disparue attise le déni, le refoulement et une volonté d’occulter la réalité de son vécu. Ainsi la mère de Christine semble avoir fondé sa propre existence sur le mensonge : par son identité sans cesse renouvelée, l’ambiguïté se pose jusque dans son nom véritable.
De Christine il ne reste plus rien, si ce n’est sa tombe, dans le carré 35 du cimetière de Casablanca. Tombe déchue, où le cadre où devrait se trouver son portrait renvoie au vide qui s’est bâti sur son image : sa mère ayant brûlé toute photographie existante de sa fille, le drame a été occulté tant bien que mal. Dans une tentative de reconstruire le passé, de réprimer les souvenirs et de réduire la mémoire à néant pour réédifier les fondements de son histoire, la famille de Christine métamorphose l’image de l’enfant disparue, révélant des pans obscurs, où personne n’a osé s’aventurer. Le secret familial constitue un fardeau, à tel point qu’il conduit le cinéaste à ressentir ce besoin presque vital de faire ressurgir l’image vide de la mort de cette enfant, en cumulant entretiens filmés avec les membres de sa famille, images d’archive, films de son enfance, dont l’éclectisme vise à rendre hommage à sa soeur qu’il n’a jamais connue, à sa mémoire inhumée. Mettant en parallèle images d’archive de crimes perpétués par les soldats français au Maroc et en Algérie et photos de l’album familial, Eric Caravaca rappelle subtilement le processus de l’oubli, « de la censure et de l’autocensure » qui s’articule de la même manière au sein de l’Histoire. Le documentaire nous fait alors part du mécanisme selon lequel le déni prend corps dans l’héritage historique, et se manifeste ainsi jusque dans l’intimité de l’histoire d’un drame familial : dans une volonté de reconstituer la désertion du passé, sont filmés des abattoirs désaffectés à l’intérieur desquels l’on aperçoit l’inscription « it’s all about memories » en lettres à moitié effacées par les ravages du temps.
En montrant une séquence de propagande nazie dans laquelle sont filmés des enfants malades, « anormaux », le film, en plus de rendre hommage à sa soeur en ancrant son histoire dans l’Histoire, met en lumière le caractère tout-puissant de la création artistique : visant en premier lieu à susciter le dégoût et l’horreur dans un contexte de génocide, ces images attendrissent, émeuvent et se rattachent à l’oeuvre dans une harmonie bouleversante.
Film sur l’oubli et le poids écrasant de l’altération de la réalité d’un passé, Carré 35 nous plonge au coeur d’un trouble profond. Le récit que conte la mère d’Eric à la caméra, à propos de sa propre mère dont la mort aurait été dissimulée aussi longtemps que possible, révèle une sorte de culture du mensonge, qui se perpétue et ce dépassant parfois les limites de la conscience-même : la mère de Christine assure ne jamais avoir eu l’idée d’occulter de telles vérités devant ses propres enfants. La puissance de l’imaginaire et de la croyance qui pousse les proches de Christine à créer cette aura de mystère autour de sa mort est pour le cinéaste l’unique moyen de lui redonner symboliquement la vie, en composant cet agencement d’images faisant écho à son existence enfouie dans la honte et le déni. En cela, Eric Caravaca rassemble les éclats de verre semés au travers de l’histoire : ceux du secret brisé lors de sa révélation.
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