Chris Hargensen, Billy Nolan et deux autres personnes aiment ça.
Née sous la superbe plume de Stephen King, Carrie White est l'archétype de l'adolescente mal dans sa peau. Maltraitée par ses camarades, bouc émissaire du lycée, elle subira l'horreur en silence jusqu'à pouvoir leur rendre à tous la monnaie de leur pièce... Au centuple. Page-turner implacable, Carrie se voit rapidement porté à l'écran (Brian de Palma, 1976), avec une Sissy Spacek habitée par le rôle qui crève l'écran et une mise en scène multipliant les instants de grâce (l'infernale "scène du bal", d'une intensité émotionnelle bouleversante). Succès jamais démenti, Carrie de Brian de Palma sera suivi par une suite très anecdotique (Carrie 2 : La Haine) et un téléfilm avec Angela Bettis. La richesse du roman original n'excluant pas une nouvelle adaptation, et l'histoire restant toujours aussi vive, il n'était pas absurde de s'attendre à voir un jour Carrie revenir sur les écrans et se venger à nouveau. Pour cette nouvelle mouture 2013, c'est Kimberly Peirce qui s'atèle à la réalisation, et Chloë Grace Moretz qui incarne l'adolescente télékinétique.
Sur le principe, l'histoire ne change presque pas et se contente de recopier l'adaptation de Brian de Palma jusque dans les détails. Seulement voilà, après une première partie plutôt bien menée (mention spéciale à Julianne Moore, qui campe une Margaret White profondément malsaine), le film se prend complètement les pieds dans le tapis et se casse la gueule en beauté pendant trois quarts d'heure. Et avec le recul, on ne peut même pas franchement dire que tout ça arrive sans crier gare : les petits défaut de la première partie trouvent en fait un écho monstrueux dans la seconde et aboutissent à ce ratage plutôt décevant.
Parce-que Carrie, en 2013, c'est un teen movie. Difficile de passer à côté de l'orientation prise par le film, tant c'est rabâché sans arrêt : ados torses nus, poufs à smartphone, réseaux sociaux,... Si l'orientation choisie peut susciter la curiosité, on est bien vite déçu devant la vacuité exemplaire de l'ensemble : Portia Doubleday incarne une Chris Hargensen pitoyable et sans saveur (c'est à se demander comment on est censé croire un seul instant à ce personnage ridicule), Billy Nolan devient un voyou sans charisme (qui semble lancer à lui seul l'offensive contre Carrie, dirigeant Chris tout au long du film), Sue Snell et Tommy Ross sont tout juste transparents. Le problème, c'est que c'est à peu près les seuls lycéens du film. On entend à une ou deux reprises les prénoms "Nicki" et "Lizzy", mais on ne connaît le nom d'aucun autre jeune, il n'y a aucune cohésion apparente. Les personnages secondaires ne sont pas seulement fades, ils sont tout simplement oubliés ! Problème d'écriture, montage catastrophique ? Difficile à dire, mais sans conteste : aouch, en plein dans la crédibilité.
Mais c'est avec encore davantage de regret qu'on assiste petit à petit à des scènes de plus en plus irréalistes (la dispute tout bonnement grotesque entre Chris Hargensen et Miss Desjardins étant probablement la première occurrence sérieuse de "grand n'importe quoi" dans le film), nous amenant lentement mais sûrement au fiasco de la scène du bal. "L'infernale" scène du bal de Brian de Palma devient ici infernale dans sa mise en images, dans son écriture et dans tout ce qu'elle transmet. On passera outre Tommy venant chercher Carrie en limousine (risible) pour parler immédiatement de la scène du seau de sang, point d'orgue de l'histoire. Dans le film de de Palma (difficile de ne pas y revenir à chaque fois, décidément), le seau se renversait au ralenti et avec lourdeur, le sang brun et épais tombait comme une masse gluante et recouvrait Carrie, tétanisée par le choc - la scène tirerait des larmes. Kimberly Peirce a visiblement trouvé aussi que c'était une scène vachement bien, alors quand elle montre le seau qui tombe, elle le montre bien. Trois fois. On voit d'affilée, sous différents angles, le seau qui se renverse encore et encore et le sang (fluide et translucide, pour le coup) qui éclabousse Carrie. Quelqu'un a-t-il vraiment cru qu'en multipliant la séquence, il y aurait multiplication de l'émotion ressentie ? L'effet de style se vautre royalement et désamorce au contraire tout l’écœurement attendu en se focalisant ainsi sur l'éclaboussure sans vraiment mettre Carrie en avant. Là où de Palma nous empoignait le cœur, Kimberly Peirce nous agite sa scène juste devant le pif d'un air de dire "hé regardez ! Regardez !". Déconcertant.
On pourrait éventuellement passer outre si la suite se ressaisissait, mais on reste à mille bornes de tout ce qu'on pouvait attendre. Là où de Palma explosait le compteur de bizarrerie et rendait la Carrie du bal totalement effrayante, c'était avec ces yeux écarquillés impassiblement et cette façon de déchaîner l'horreur autour d'elle sans aucun mouvement, en la faisant avancer lentement, froidement, au travers du carnage. Là où Kimberly Peirce rend la Carrie du bal totalement lourdingue, c'est en la faisant mimer avec ses bras et ses jambes tout ce qu'elle fait : étranglements, coups, elle fait tout avec les pieds et les mains. La folie furieuse de cette Carrie ne transmet tout simplement rien. Les ondes télékinétiques renversent tout le monde mais sont filmées comme serait filmé un séisme dans un film de Roland Emmerich. Les pupilles de Carrie gonflent et se dégonflent d'un plan à l'autre, elle agite deux trois câbles et ne fait griller presque personne. Dans les scènes suivantes on voit carrément de nombreux lycéens sortir et se faire secourir par les pompiers. Totalement anecdotique.
Passons la scène franchement grotesque de la vengeance contre Chris et Billy, pour arriver à la fin du film et conclure (à noter que la partie hallucinante de la destruction de la ville de Chamberlain présente dans le livre n'est malheureusement pas adaptée ici, comme pour le film de 1976). Un aspect du roman qui n'était pas repris dans le film de de Palma est ici superficiellement intégré (la commission d'enquête), via une brève scène de témoignage de Sue Snell, avant de conclure sur un plan final qui confine à la bêtise. En fait, le problème de Carrie n'est pas tant la comparaison avec le film de de Palma, c'est sa propre cohérence interne qu'on peine à trouver. Scènes fades, personnages expédiés, effets de style grossiers et mal maîtrisés sont légion et plombent un film déjà handicapé par un scénario plein de petits trous (en ayant lu le livre et vu les autres films, on construit inconsciemment les segments manquants, mais en y regardant bien, les personnages font parfois des choses d'une scène sur l'autre sans qu'on nous ait explicité la transition, le changement d'avis ou la prise de décision intermédiaire).
Carrie version 2013 est un film gâché. Disposant d'une histoire de base riche, porté par l'interprétation puissante de Julianne Moore, le potentiel était bien là. Dommage que le résultat final soit ce produit insipide et dispensable, qui pousse le vice jusqu'à devenir irritable au détour de certaines séquences et se viander carrément sur les scènes les plus importantes du film.
En espérant que pour l'édition 2025, même si Tommy vient chercher Carrie en voiture volante, on aura le droit de voir le film tel qu'il devrait vraiment être : un drame fantastique poignant qui vire au film catastrophe horrifique.
Ou en espérant tout simplement qu'on arrête d'épuiser Carrie White et qu'on se contente du superbe film de 1976.