En suivant la vie de Jonas, je me demande où est passé Younes. L’histoire mouvementée de cet arabe francisé à l’époque de l’Algérie coloniale, basé sur le roman éponyme de Yasmina Khadra, oscille tout au long (et c’est long) de ces 2h40 entre duel et dualité. Très vite Younès ne devient que l’ombre de Jonas, un passé fantôme mis de côté dès lors que son oncle le prend sous son aile. Le fils du paysan devient le fils du pharmacien. Les vieilles sapes se transforment en chemisier marin. Et le jeune basané est accepté parmi les petits français de classe aisée. Le temps accordé par le réalisateur pour dépeindre toute cette enfance est significatif. Si ce passé reste peu exploité dans la suite de l’histoire, il conserve cependant toute son importance dans la construction de ce jeune Jonas, témoignant un passé lourd, dont les autres personnages n’auront pas forcément conscience.
C’est au bout d’une heure de film, après une très belle transition de l’enfant au jeune adulte que l’on entre au cœur du scénario, reposant sur une histoire d’amour ratée. Jonas est fou d’Emilie, et Emilie folle de lui, mais tenu par un secret, il s’interdira de l’aimer. La fine balance entre le désir et l’amour aura piégé Jonas, qui prête alors serment. Homme de parole, il se mure dans le silence. Un silence éloquent face aux paroles vaines d’Emilie...
Mais ce mutisme quasi absolu du personnage principal participe directement aux longueurs du film, ainsi qu’à l’essoufflement de l’histoire. Seul l’incompréhension et l’incrédulité suscitées par le comportement de Jonas nous maintiennent encore quelque peu. L’histoire suit son cours, portée par la bande de copains tous caricaturaux, qui n’apportent rien de plus qu’une peinture crispante des français sur la terre algérienne.
C’est à ce moment là seulement que la dimension historique prend de la valeur, créant un rebondissement mollasson. Armes à la main, l’Algérie se réveille ici subitement. Ce cadre historique, pourtant précieux au déroulement de l’histoire, aurait pu s’intégrer au scénario bien plus tôt, et serait alors venu intensifier avec profondeur la narration. Et si le pays de Younes se réveille, lui reste inhibé. Seul un gros plan sur la poupée brûlée de sa petite sœur renverra vers son passé.
Alors que toute l’histoire paraît bien fragile, j’en viens à me demander comment elle a pu me toucher autant, en témoigne volontiers ma note. Pour ma part, la plus grande force de l’histoire reste dans le non-dit. Les regards de Jonas en disent bien plus long que toutes ses paroles (on saluera alors Fouad Ait-Aattou, dont le jeu d'acteur, loin d'être transcendant, se contente tout bonnement d'être juste). Si il sait d’où il vient, il ne sait plus qui il est. Cette perte d’identité, facilement identifiable, ne serait-ce que par l’adoption de ce nom francisé, engendre un grand trouble dans son développement. Younes et Jonas, c’est le jour et la nuit, les algériens et les français, l’amour et la haine, la paix et la guerre. Autant d’antonymes qui viennent façonner notre protagoniste. Incapable de défendre son pays, incapable d’aimer, incapable de savoir qui il est, Younes maudit Jonas. Plus masochiste que schizophrène, il tente simplement de trouver sa place, dans un pays qui cherche à revendiquer la sienne. Mais Younes n’est pas maudit, Jonas non plus. Seul lui, s’obstine à vivre dans la tragédie. Le réalisateur use d’ailleurs plus d’une fois du bon vieux procédé orageux pour renforcer les passages dramatiques de sa vie.
Cette histoire narrée par Younes lui-même, me touche alors même que je reconnais n’avoir aucune compassion, aucune pitié, et aucun attachement pour Jonas. Seul le fantôme de Younes, jeune algérien à la peau dorée et aux yeux bleus azur rappelant les paysages colorés de son pays, ainsi que l’ombre d’une vie heureuse sacrifiée touchent cette petite corde sensible.
Je terminerai en relevant la fin choisie par le réalisateur, nous dévoilant enfin tout l’intérêt de cette scène d’ouverture peu significative sur le moment. Ce passage, entièrement décousue du fil chronologique de l’histoire, souligne mélancoliquement ce qui aurait pu devenir un tournant décisif dans la vie de Younes. Le Mektoub.