Celui que nous laisserons par cinematraque
Où le pathos, pour une fois, s’affirme comme véritable outil esthétique.
Ce n’est pas un scoop : le pathos n’a pas bonne presse. Ce terme, péjoratif, est même devenu l’outil le plus efficace pour définir presto le mélo privilégiant l’étalage des larmes à l’esquisse de l’émotion, creusant le drame à coups de pelle plutôt que de laisser au spectateur le temps de le deviner. Celui que nous laisserons, premier long métrage du Brésilien Caetano Gotardo, aurait tout à fait pu pâtir à son tour de ce qualificatif tant, dans ce film, ça pleure en effet, de part en part. Trois histoires d’une demi-heure s’enchaînent autour du thème commun de la perte de l’enfant. Trois mères sont observées, durant de longues minutes, pleurant et chantant la blessure d’une filiation brisée. Trois pathos pour le prix d’un, en somme.
Sauf que pour le cinéaste, représenter l’émotion, capter frontalement son expression ne va pas sans la très subtile observation préalable de l’environnement et du contexte du drame. Ces familles brésiliennes ne sont pas plus que d’autres prédisposées au malheur. Celui-ci advient dans le cours d’un quotidien qui n’en demandait pas tant. Le premier fragment, à la chute inattendue, est en ce sens vraiment révélateur de l’attention portée par Gotardo à ce qui, dans une vie de famille, ne laisse augurer rien d’extraordinaire. Pedro, un ado, est réveillé par sa mère au matin de son dernier jour de vacances. Celle-ci le taquine un peu, comme le feront plus tard, lors du dîner, son père et sa sœur, autour du changement prochain de rythme de vie imposé par la rentrée. On accompagnera d’ailleurs le jeune homme dans cette journée particulière, le temps d’une belle errance bucolico-existentielle avec celle que l’on imagine sans certitude être sa petite amie.
Sans malice, le cinéaste installe une chronique se suffisant à elle-même, se mettant à la disposition des habitudes d’une petite cellule familiale et amicale ne faisant pas son cinéma. Ce qui rendra d’autant plus terrible la tournure de la situation. Les deux fragments suivants, bien qu’autonomes, seront insidieusement vampirisés par l’issue traumatisante du premier. Le pire a déjà eu lieu, pour ce couple de trentenaires dont les collègues et amis remarquent avec embarras le mal-être inexplicable comme pour cet autre couple de quadras appréhendant les retrouvailles tardives avec leur enfant disparu. Mais leurs drames respectifs n’en font pas pour autant des êtres exclusifs. Celui que nous laisserons se veut un film confiant dans le potentiel impressionniste des plans. Nul besoin de surligner par des mots ce que le flou d’un regard, l’anonymat d’une silhouette dans la ville insinuent délicatement.
La question du film est bien celle de la juste place de l’émotion, son articulation naturelle au cours de l’ordinaire. Le lyrisme du chant concluant chaque histoire peut certes s’apparenter à du pathos pur jus, mais un pathos s’assumant comme artifice et par là même ouvrant le réalisme global de chaque récit à un au-delà inespéré. Celui que nous laisserons, sans le vouloir, se pose ainsi en modèle tout à fait digne de mélodrame contemporain, où l’émotion et les états qui l’illustrent se donnent avant tout comme intensités progressives. Résister à sa propres larmes devant tant de tact ne serait pas forcément marque de noblesse.