Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus
«Cet obscur objet du désir», quel drôle de titre. Son origine vient d'une citation tirée du livre dont il est l'adaptation : «La Femme et le Pantin», de Pierre Louys. Le titre renvoie inévitablement à celui d'un autre film du cinéaste : Le charme discret de la bourgeoisie, avec lequel il partage de nombreuses similitudes. C'est que les deux se suivent de près, ils n'ont que cinq ans de différences mais témoignent du même impressionnisme, marque de fabrique du réalisateur espagnol. Les titres l'attestent, les histoires aussi : dernier métrage de Buñuel, Cet obscur objet du désir raconte une période de la vie de son personnage principal, Mathieu Faber, bourgeois célibataire, et de ses aventures avec Conchita, la femme qu'il désire.
L'originalité est dominante, comme toujours chez Buñuel, et prend de nombreuses formes. La première concerne le mode de narration : le récit nous est proposé via les confidences de Faber à ses compagnons de cabine dans le train avec lequel il voyage. La temporalité est donc inverse, elle commence par la fin puis se remémore, par son personnage principal, la majeure partie de son histoire. Ce mode de lecture permet, dès lors, les digressions habituelles : traits grossis, exagérations visuelles, entorses au réalisme. Si les rêves usaient du procédé dans le charme discret de la bourgeoisie, ici ce sont les souvenirs qui font offices d'alibi scénaristique. La deuxième astuce concerne la dualité du personnage de conchita : en voulant traiter du désir, par peur de ne pas rendre son actrice crédible, le metteur en scène chercha le moyen original de lui offrir la complexité qu'il désirait. L'évidence s'ouvrit à lui : faire jouer deux actrices pour le même rôle. Carole Bouquet alterne donc, avec Angela Molina, l'incarnation de Conchita. Chacun apportant différents traits de caractère : la première est timide, réservée, maline, coquine. La deuxième est extravagante, allumeuse, extravertie et vicieuse. On comprend l'optique : le film ne traite pas de la relation entre Conchita et Faber, il dépeint l'ensemble des relations hommes femmes ainsi que leurs complexités. L'idée est brillante, elle reste pourtant une exception au cinéma.
Les techniques de mise en scène sont nombreuses, mais ce qui reste essentiel chez Buñuel c'est le propos. Celui ci est multiple, profond, subtil. Si la relation qu'il présente est si complexe c'est pour une bonne raison : elle n'existe pas. Les aboutissants, les enjeux qui règnent entre eux sont simples, Faber désire Conchita, il désire spécifiquement son «obscur objet du désir», on a vite compris. Mais elle lui refuse, car elle comprend, bien vite, que posséder c'est se satisfaire. Et se satisfaire c'est vite s'insatisfaire. La frustration devient dès lors l'arme de la femme pour calmer les ardeurs du mâle en rûte. Faber parvient pourtant à la déshabiller mais surprise : elle porte une ceinture de chasteté. Sa peur est légitime, elle voit en cet homme le simple désir de possession capricieux qu'elle semble attribuer à tous ses prédateurs masculins. Elle se protège, car céder c'est déposer les armes. Posséder c'est accélérer le besoin de passer à autre chose. Or Conchita veut profiter de l'assurance financière que lui procure Faber. Du coup elle joue avec lui, elle, la femme de classe inférieure, avec lui, le bourgeois insatisfait. On retrouve ici le rapport de classe, la critique de la bourgeoisie, l'hypocrisie des relations, tous les thèmes, en somme, du cinéaste. L’œuvre est aussi politique, le contexte s'effectue dans un climat délétère, rythmé par les attentats du post franquisme. L'allégorie est double : les combats du dehors se font la résonance de ceux du dedans, celle de la chambre, où la privation du désir s'apparente, aux yeux de Faber (Fernando Rey, toujours aussi impeccable) comme une prise d'otage affectif, un attentat sexuel.
Ultime réalisation de son metteur en scène, Cet Obscur objet du désir concentre une bonne partie de sa filmographie. Toujours à l'affût d'alterner la forme, via toutes ses idées de mise en scène, et le fond, par son portrait surréaliste des relations hommes-femmes, Buñuel signe un très bon film, rythmé et plein d'audace, sans cesse surprenant, indéniablement sensuel, parfaitement sexuel. Une belle façon de partir.