Children of the Mist a été projeté lors du 42ème Festival International du Film d'Amiens au sein de la compétition internationale.
À l'université, j'avais un professeur d'histoire des techniques qui nous mettait régulièrement en garde contre ce qu'il appelait le syndrome d'Obélix. C'est à dire, grossièrement, le fait de s'écrier "Ils sont fous ces Romains / Grecs / Étrusques / Autres" face à une culture et des coutumes que l'on ne comprend pas, et d'en rester là. En découvrant Children of the Mist au 42ème FIFAM, j'ai beaucoup repensé à ce syndrome.
Ha Le Diem filme son amie d'enfance, Di, qui vient de fêter ses douze ans. Cette dernière appartient à la communauté Hmong, une minorité ethnique des montagnes du Nord-Viêtnam. Là-bas, perpétuellement cachées aux yeux du monde par une brume qui ne se lève jamais, persistent des traditions ancestrales qui, ailleurs, ont disparu. L'une d'entre elles veut qu'au Nouvel An lunaire, les jeunes filles soient enlevées par leur prétendant avant leur mariage. Di sait que son destin va bientôt la rattraper. La seule question n'est pas si, mais quand ?
Comme le procès de Saint Omer, Children of the Mist nous met face à une situation qu'il est très facile de juger mais bien plus complexe à comprendre. La coutume d'enlèvement des jeunes filles paraît, aux yeux du spectateur occidental, patriarcale, foncièrement obsolète et franchement misogyne. Et elle l'est, dans une certaine mesure. Mais quelle est le rôle que cette tradition joue dans la société Hmong, pour qu'aujourd'hui encore elle se perpétue ?
La démarche anthropologique de la cinéaste se révèle bien plus fine que l'on pourrait s'y attendre. Son documentaire met en lumière une pyramide de dynamiques sociales et sociétales :la pression mise sur les jeunes filles mais aussi les jeunes hommes pour prendre part à la tradition, le rôle ambivalent des parents, les ravages d'un alcoolisme latent à toutes les strates de la communauté - pour inhiber le jugement ou mieux faire passer la pilule... Y compris dans le cadre de la tradition, où le mariage comme la rupture doivent être scellés par deux shots d'alcool de riz. Mais il y a une condition. La décision finale ne peut et ne doit revenir qu'aux enfants eux-mêmes, reléguant parents, amis ou documentariste au rang d'acteurs passifs, et contraints de l'être.
Réaliser un documentaire, ce n'est pas seulement se placer en observateur, mais c'est choisir l'acte de ne pas agir. Et c'est un acte qui a un coût. À plusieurs reprises dans Children of the Mist, on aimerait que Diem intervienne. Elle n'en a pas le droit, même si elle aussi le voudrait, comme on l'entend pleurer, implorer derrière la caméra. Lors d'une des séquences les plus douloureuses du film, Di appelle Diem au secours et tout ce qu'elle peut faire est de crier vers sa mère "Fais quelque chose !".
Pourtant, c'est par le documentaire que la réalisatrice surpasse les interdits culturels. Elle ne peut agir physiquement, mais en choisissant de filmer, elle donne corps et âme à son impuissance, sa tristesse et sa souffrance. Voilà le pouvoir d'un grand documentaire ; agissant par ricochet, perçant l'écran de fumée entourant les montagnes Hmong pour nous révéler ce qui s'y dissimule. Assis dans la salle de cinéma, nous sommes aussi impuissants que Diem. Mais maintenant nous avons vu, et nous savons.
Alors, sont-ils fous ces Viêtnamiens ?
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